Mémère Vévette

La main qui tremble et les yeux brillants, elle fixe l’écran en approuvant quelque chose qu’elle seule entrevoit dans ce millier de pixels animés. Elle entend, mais elle n’écoute pas. Du moins plus vraiment. Dans sa tête une autre pièce se joue, une vie parallèle, un passé flambant neuf enluminé de nostalgie. Et pourtant, sa vie n’a rien eu de simple. Jamais. Mais elle ne peut s’empêcher de la revivre, encore et encore, émerveillée des bons comme des mauvais moments.

Elle se souvient de la grande tante, la vieille fille sans enfant à qui elle a été confiée pour soulager sa propre mère. Une bouche de moins à nourrir, c’est toujours bon à prendre, et puis, elle est tiote la dernière, elle se souviendra pas de nous, prends-là et occupe-t-en. Alors la voilà, envoyée à Thory chez la vieille tante, où on prie et mange à heure fixe et les activités extra-scolaires se résument à la cuisine, la couture et la messe. À Thory, on ne fête pas Noël, les enfants n’ont pas de cadeaux, même pas la traditionnelle orange qui adoucit les cœurs et teinte le bout des doigts. À Thory, elle se met à détester les fêtes de fin d’années qui l’éludent elle, petite bourguignonne au cœur brisé. Qu’est devenue sa part de bonheur qui enfle chaque année ? Où se cache-t-elle ? Qui la lui a volé ?

Elle en veut à sa sœur, elle en veut à ses frères. Peut-être sont-ce eux, les voleurs. Elle les imagine flottant sur un océan de cadeaux, dans un bateau qui marche à l’amour piloté par ses parents, tout sourire. Sans elle. Elle, elle doit prier, gratter, nettoyer, ranger, repriser, étudier, regarder la guerre s’installer dans chaque foyer et assombrir les yeux des villageois. Elle voit ces résistants se faire fusiller, et cette femme subir le même sort lors de la libération pour avoir collaboré. C’était une voisine, propre sur elle, qui donnait des cours de piano. D’avoir côtoyé le mal de si près, elle fait des cauchemars pendant des années, et c’est après la guerre que son sommeil s’allège. Désormais, elle entend au plafond une toile se tisser, et observe les pattes de l’araignée danser. Celle-ci n’en a plus que sept. Encore une blessée de guerre. Toi non plus la vie ne t’a pas épargnée. Elle grandit, et s’enfuit à dos de mobylette avec mon grand-père, loin de Thory mais pas trop, en tous cas assez loin de la grande tante pour ne plus jamais en entendre parler.

Attends, dit-elle en trainant un album photo trop lourd pour elle. C’est toujours le même, je le connais par cœur, mais je ne lui dis jamais. J’aime la voir se rappeler. J’aime qu’elle constate qu’elle n’a rien rêvé, que sa vie est étalée ici, sur les pages plastifiées de cet album. Elle pointe de ses doigts tordus le visage de mon grand-père, un œil fermé face au soleil, et me raconte chaque anecdote, chaque traumatisme, chaque dicton. Elle est surprise quand je termine ses phrases à sa place, s’étonne de tout ce que je sais sans jamais imaginer que nos conversations se répètent, que je n’ai rien d’un medium. Je remarque que ses histoires sont souvent tristes, blessantes, qu’elle en est triste et blessée. Elle me dit non. Elle me dit qu’il y a de jolies choses sous les moins jolies, mais qu’il faut parfois gratter, gratter, gratter avant qu’elles ne remontent à la surface et puisse s’en souvenir. Elle me dit, tu sais, je n’ai jamais été une grande optimiste c’est vrai, et je ris, parce que je sais de qui je tiens, je sais de qui nous tenons tous. Elle referme l’album et soupire, une main sur la vieille chatte qui ne quitte jamais son flanc.

Elle marmonne, la voix tremblante, qu’elle n’a jamais aimé que je l’appelle Mémère, qu’elle aurait préféré que je verse dans le classique, Mémé, Mamie, Mamé. N’importe quoi d’autre, en réalité. Mémère me fait me sentir plus vieille, assistée. Je lui réponds que je sais bien, qu’elle me le répète depuis que je sais parler, mais qu’il est trop tard maintenant, que c’est ancré, et que même armée de la meilleure volonté du monde, pour moi elle sera toujours ma Mémère, bien plus qu’une mamie ou une mémé. Elle répond qu’elle sait. Mais quand même. Des fois, je pourrais faire un petit effort. C’est vrai, je dis, mais je suis vieille maintenant tu sais. Et elle rit, fort, jusqu’à en rougir et faire couler ses yeux. Quand elle rit, c’est comme un millier de fenêtres qui s’ouvrent en même temps pour faire entrer l’extérieur, et je cherche à travers chacune d’elles, mon menton posé dans ma main, là où le soleil brille le plus. J’y vois des lits de diamants flotter sur l’horizon, j’y entends des forêts entières d’arbres siffler comme un orchestre de cuivres, ça sent l’essence diluée et mêlée à l’eau de Cologne de mon grand-père. C’est là qu’elle rit le plus fort, dans le bois Dieu, avec dans chaque main celle d’un fils qui fait trois pas quand elle n’en fait qu’un.

Tu te souviens, cette fois où on est partis se balader par chez toi, et tout d’un coup, le vent s’est levé chargé de pluie. Tu étais toute petite, tu as voulu aider, tu étais toute fière de ton parapluie grenouille, alors tu l’as ouvert. Je n’ai pas réagit assez vite, j’ai voulu t’en empêcher, et au moment où je me suis baissée pour te l’arracher des mains, le vent s’est engouffré dedans et il s’est retourné. Vlan, pile dans la paupière de mon œil qui s’est déchirée comme une feuille de papier.
Oui, je me souviens Mémère. Je suis désolée.
Tu n’as pas être désolée, je vais bien finir par m’y faire au fait que tu m’appelles Mémère.

Photo de Bruce Tang sur Unsplash

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.