Avancer

Juste un pied devant l’autre. Marcher n’a jamais été aussi simple, aussi porteur de vie et de bien-être dans mon quotidien. Mais avancer, c’est une autre histoire.
Je me suis longtemps plainte de la marche, des douleurs qu’elle me provoquait, aux pieds, aux genoux, aux fesses, bref, la marche me faisait mal parfois jusqu’au sang, je la détestais et elle me le rendait bien. Et puis, il y a eu tous ceux avec qui j’ai marché qui ont entretenu la légende de mon aversion pour la marche, qui m’ont, par extension qualifiée de paresseuse ou de fatiguée de naissance, de petite nature ou de personne inactive par défaut. « De toute façon, toi tu n’aimes pas marcher », « tu ne fais que râler », « arrête de te plaindre ».

Et bien non. J’avais toutes les raisons du monde de me plaindre. Toutes les raisons du monde de râler. En réalité, je n’ai jamais détesté la marche en elle-même. Je détestais marcher avec des gens trop pressés pour m’attendre, qui transformaient une simple marche en semi-course. Je détestais faire trois pas quand mes acolytes n’en faisaient qu’un. Je détestais m’isoler des conversations parce que mon souffle trop saccadé m’empêchait d’y participer de toute façon. Je détestais et je déteste toujours courir après les gens. La marche n’avait rien à voir là-dedans.

Il y a quelques semaines, l’idée de me mettre à la randonnée a enfin fleuri, après des décennies à l’état de simple bourgeon que personne n’était venu arroser depuis longtemps. C’était quelque chose que je refoulais, pour tout un tas de raisons : pas assez sportive, trop grosse, trop asthmatique, pas assez bien équipée. Plus que des raisons, c’étaient de jolies excuses toutes prêtes pour ne surtout pas faire face à un éventuel échec, parce que les échecs, merci bien, j’ai donné.

Il y a cinq semaines, je me suis retrouvée au pied d’une montagne à devoir décider si je devais dépenser mes derniers sous dans un téléphérique ou si je prenais le risque d’atteindre le sommet à pied. J’ai fait tout un tas de calculs en quelques minutes : 5 kilomètres de marche en un temps estimé d’1h30, départ à 700m d’altitude, arrivée à 1300m, soit 600m de dénivelé positif sur une distance finalement assez courte. Conclusion : pente assez aigüe, sentier assez abrupt. Mes yeux allaient frénétiquement de mes pieds déjà engoncés dans des chaussures de randonneur du dimanche, à ce minuscule petit point où on suppose que reposait le lac turquoise, goal ultime de notre sortie ce jour-là. Instantanément, je me suis dit que j’allais tenter le coup sans y croire une seule seconde (c’est tout moi ça, d’avoir si peu foi en mes capacités que j’échoue avant même d’avoir commencé) « Ca va faire plaisir à mon hyperactif de mari, il va voir que j’y ai mis de la bonne volonté et puis on pourra aller trinquer à ce nouvel échec qui m’aura tant appris. » (parce qu’il faut toujours soutirer une leçon d’un échec, sinon on rate sa vie apparemment) Je pensais abandonner probablement à la moitié, pliée en deux de douleur et déshydratée. Et puis il s’est passé un truc inédit, inattendu. Je me suis pliée de douleur, oui. J’ai craché mes poumons, sans aucun doute. J’ai voulu abandonner mille fois, clairement, et la petite voix dans ma tête, celle qui me répète au quotidien que je perds mon temps parce que je ne suis bonne à rien (je vous la fais courte), elle s’est mise à hurler pour que je l’écoute. Mais je ne l’ai pas fait.

Ce que j’ai fait, par contre : j’ai avancé.
Un pied devant l’autre, on plante le bâton, on pousse, on reprend son souffle, on boit une gorgée. Même quand le sentier a été subitement dévié et raccourci. Même quand la montée s’est avérée encore plus abrupte que prévu. Même quand j’ai eu mal aux pieds, si mal que les larmes me sont montées, même quand un taon a profité d’une pause photo et émerveillement face à la beauté du paysage pour me piquer. Même si je suis allergique. J’ai avancé.

C’est là que j’ai réalisé à quel point j’avais fait de l’inertie un état par défaut dans ma vie. J’ai compris que ça n’est, et que ça ne sera jamais les envies qui manquent, mais la volonté de passer à l’action, toute criblée de peurs que je suis. Décomposer le mouvement, l’analyser, le décortiquer, et y aller à son rythme, juste respirer de l’air non pollué et profiter du paysage, le tout sans jamais attendre l’impulsion. Juste poser un pied devant l’autre. Un jour après l’autre. Et se rendre compte qu’on avance malgré tout, plus tortue que lièvre, mais qu’on arrive au bout quand même en ayant vécu de sacré trucs qu’on n’aurait jamais pensé traverser. En réalité, j’aime la marche. J’aime le temps qu’elle m’offre avec moi-même , avec mes pensées pas toujours bien rangées. J’aime son rythme binaire, régulier qui joue les métronomes sur mon chaos interne. J’aime le contact de mes pieds sur la terre, explorer ses bosses et ses aspérités, y découvrir des surprises, parfois un autre monde autour de mes semelles que je m’efforce de préserver. J’aime me sentir à la fois enracinée et vagabonde, excitée de partir à l’aventure et comblée de retrouver mon chez-moi. J’aime toucher, sentir, goûter, respirer grand, respirer pur, et écouter le silence que mon pouls vient parfois ponctuer. J’aime le claquement de nos paumes qui se rencontrent au sommet, parce qu’on a réussi, qu’on s’est surpassés, et qu’on se retrouve plus amoureux que jamais, l’un de l’autre mais aussi de notre vie, de notre monde, de ce qu’on essaye de construire.

Quand je marche, j’aime ma vie. Ca n’a jamais été aussi simple. Ca n’a jamais été autant à ma portée.
J’avance enfin.

Photo de Cristina Munteanu sur Unsplash