Il y a quelques années, j’ai rêvé de toi. Ted. Mon frère, le plus adorable des humains, aussi grand que maman et aussi humain que papa. Je t’invitais enfin à la maison, dans cet appartement que tu n’as jamais vu, pour te présenter mes deux bébés poilus. Je t’assurais que tu allais les adorer, tu me répondais que tu n’en doutais pas. Je te disais que tu allais t’entendre avec mon mari, et tu affirmais l’aimer déjà, puisque tu m’aimais si fort, il en serait impossible autrement. Je te promettais une raclette, de ce fromage suisse si fort et crémeux sur ces minuscules patates au goût de noisette et tu en avais l’eau à la bouche. Tu faisais couiner sur la table du bar tes gants de jardinage que tu ne quittais jamais, et ta salopette en jean élimé laissait entrevoir ce t-shirt à motif fleuri que je t’avais offert.
Tu me posais une horde de questions sur mon travail, et j’y répondais sans conviction aucune. Je n’étais pas heureuse, mais te voir, ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, dans ce café au milieu d’un long hiver sans pain, compensait tout. Les compteurs remis à zéro, je n’avais d’yeux que pour toi, ton petit sourire en coin qui masquait tes dents légèrement dérangées, tes tâches de rousseur qui dessinaient des motifs presque tribaux sur ton visage, et tes yeux, ces yeux que nous partagions, ceux de papa, d’un vert de gris d’été capable de muter couleur orage en un rien de temps. Mon dieu que tu étais beau, et qu’est-ce que je t’aimais. J’étais bien, là, à papoter avec ce frère qui m’avait tellement manqué.
Plus de vide, plus de solitude, plus de douleur. Une sorte de plénitude indescriptible, nous étions de nouveau un tout, deux âmes jumelles et j’étais enfin entière. Comblée.
Tu me parlais de ta profession de paysagiste, à quel point tu n’imaginais rien faire d’autre que fleurir le monde jusqu’à ton dernier souffle. C’était tout toi ça. Finalement, je peignais le monde avec mes pinceaux, tu le peignais avec des fleurs. Deux salles, même ambiance. Et puis, la soirée prenait un tournant inattendu.
Tu ne viendras jamais chez moi, n’est-ce pas ?
Et tu baissais la tête, fermais les yeux comme pour retenir un sanglot fugace. Un non se dessinait dans tes yeux, et je réalisais.
Tu sais que je vais aimer tes chats, ton mari, ta cuisine et ta maison, parce que je sors tout droit de là. Et de ton doigt ganté, tu pointais ma tempe palpitante.
Le visage écrasé dans mes mains, j’éclatais en sanglots sales et bruyants. Puis, de toute la douceur dont tu étais capable, tu attrapais ma main, la serrais fort, et posais l’autre sur mon cœur maltraité.
Mais ça ne voudra jamais dire que je n’existe pas là, sœurette.
Et je me suis réveillée, plus vide que jamais, la poitrine brûlante et les draps collés à ma peau. Si seulement j’avais eu le temps de te dire que je t’aimais, que j’aurais voulu t’avoir avec moi, dans cette vie étrange et bancale comme point de repère, comme mètre étalon pour à peu près tout. Te dire que j’étais désolée d’avoir pris toute la place, d’avoir malgré moi, lutté pour que tu n’existes pas.
Car tu n’existes pas. Du moins pas vraiment, hormis dans chaque cellule de mon corps, chaque recoin de mon cerveau. Dans mes pensées, mes migraines. Dans mes rêves.
Il y a toujours eu ce vide en moi, quelque chose que je me sentais bien incapable de combler un jour. Quelque chose de trop puissant, de trop chaotique pour oser mettre des mots dessus, un triangle des Bermudes, rempli de vide et pourtant grouillant d’un tout. Impossible à quantifier, à qualifier, le vide a grandi avec moi. Et puis, un jour, au détour d’un repas, entre le fromage et le dessert, j’ai appris que je n’étais pas seule dans le ventre de maman, que tu étais là, fœtus informe et inconnu passé inaperçu aux échographies. Seul témoin de ta présence fugace : le placenta bien trop énorme pour une seule minuscule habitante prématurée.
C’est un placenta de jumeaux ça, madame.
Il m’en a fallu du temps pour réaliser dans un maelström de sentiments contradictoires que si j’avais survécu, c’est certainement parce que tu m’as laissé la place. Si je suis là aujourd’hui à me morfondre sur moi-même, c’est parce que tu m’as donné l’autorisation de t’envahir. De t’absorber. Pour qu’on ne fasse plus qu’un pour toujours.
Un être en perpétuel dialogue avec lui-même, communiquant à grands coups de vomissements, d’états d’âme, de migraines, de rêves lucides et de déjà-vus.
Photo by Annie Spratt on Unsplash
Merci Lou, d’avoir pris le temps de lire ce texte un peu étrange. Ça n’était pas douloureux de l’écrire, pas vraiment, c’était surtout nécessaire. Merci pour ce petit mot.
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Magnifique et poignant. Cela a dû être très douloureux d’écrire ce texte…bravo pour ce courage.
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