La Chambre

Texte rédigé après la lecture de la newsletter d’Emilie Deseliène sur le thème de la chambre à soi.

De la toute première, il ne reste que l’empreinte, terne et impersonnelle sur un vieux cliché jauni. Ma mère me tient dans ses bras, vaguement allongée sur un lit d’hôpital usé et s’apprête à me donner le sein. Je flotte dans des vêtements pourtant taille naissance. Je suis minuscule et confuse, presque autant que le visage de ma mère qui semble vouloir être partout ailleurs plutôt qu’ici. Cette première chambre, elle est froide et vide de sentiments, elle résonne des cris de nouveaux nés frappés par une vie qu’ils n’ont pas choisie.

Puis, il y a eu celle de Charenton, que ma sœur et moi partagions, ses murs couverts de tournesols, sa lumière fade, sa porte condamnée par laquelle les monstres entraient pour me terroriser, sa moquette épaisse et mousseuse sous mes pieds constamment froids quand je quittais mon lit pour gagner celui de ma sœur, trop fatiguée pour faire face à mes peurs seule. Ces murs aux tournesols ont accueilli mes premiers cauchemars, mes premières terreurs nocturnes, mais aussi mes premiers rêves fantastiques et incroyables, comme cette visite de Michael Jackson en pleine nuit, refermant tout doucement la porte dé-condamnée pour ne pas réveiller ma sœur, s’asseyant sur le bord de mon lit, et, son gant de cristaux déployant une galaxie au plafond, me chanta une berceuse dans la moiteur de la nuit. Juste avant qu’il ne parte, je lui dis que maman ne va jamais me croire, que j’aimerais un souvenir de lui pour leur prouver à tous qu’il n’y a pas que des monstres derrière cette affreuse porte condamnée. Alors il me pince affectueusement la cuisse, et s’en va. Je me souviens encore du feu irradiant ma cuisse, du petit patch de peau encore douloureux et chaud au moment de me rendormir. Je me souviens encore plus de ma joie quand un bleu à l’endroit béni fit son apparition le lendemain. La voilà ta preuve, maman.
Cette chambre aux tournesols a reçu la visite d’une icône venue simplement pour m’aider à dormir, moi, l’enfant fragile et bien trop petite pour son âge. Comme pour me souffler de croire en mes rêves.

Quand il a fallut quitter l’étroitesse du petit deux-pièces charentonnais, notre famille a posé ses minuscules valises sur le perron d’une maison fraîchement sortie du sol, dont les effluves de ciment stagneraient entre ses murs des mois durant. La maison elle-même semblait trop grande pour nous, qui n’avions connu que la vie en appartement, les pieds et genoux qui s’entrechoquent par manque de place. Je me souviens de mon regard s’élevant loin, tout là-haut vers le plafond déjà un peu flou. Je me souviens de l’émerveillement quand la porte de ma chambre s’est ouverte. Toute une pièce, immense, rien que pour moi. On m’a demandé quelle couleur je voulais aux murs. J’ignorais qu’on pouvait choisir la couleur des murs, qu’on pouvait modifier ses murs, habiller ses murs. Soudain, le champ des possibles m’a paru infini, et c’est ce que cette chambre a fait naître en moi : la créativité. J’y ai écrit, beaucoup. Des dissertations, des histoires, des journaux intimes, des poèmes, des chansons, des lettres d’amour. J’y ai vu mes premiers fantômes, j’y ai entendu d’inconnus murmures qui berçaient mes nuits. Et les murs verts ont finit par jaunir, eux aussi, sous la lumière brute des soleils de l’enfance.

Est venue ensuite l’absence de murs, l’explosion des cloisons, l’espace où l’on pouvait danser des tangos endiablés autour d’une cage d’escaliers et d’un conduit de cheminée à l’abandon. Les combles aménagés qu’il a fallut se partager. Tu prends l’aile nord, je prends la sud, celle avec le tout petit velux et les poutres si basses que mon lit d’enfant (celui avec les tiroirs plein de literie dessous) y passe tout juste, vous n’oublierez pas de vous plier en deux pour m’atteindre, très chère, à moins de modifier de manière permanente la forme de votre crâne. Une salle de bains et des toilettes rien qu’à nous, c’est le grand luxe, c’est l’aristocratie, c’est la descendance royale qui prend ses quartiers. La seule condition : se passer d’une porte. Pas de frontière à notre tour d’ivoire, sinon un vieux paravent accordéon en plastique aimanté, c’est le prix à payer de l’indépendance à moitié, mais la maison nous offre des escaliers qui chantent aussi fort que des troupiers. Nos éclaireurs, nos hérauts qui crient oyez, oyez. Mon bureau d’enfant, incrusté de messages d’amour à Joe, Alexis, Hugo, Sébastien, me cueille courbée du soir au petit matin, sous la lumière jaune de ma lampe Ikea qui fait briller mon sous-main, une carte du monde de laquelle je ne connais encore rien. Les combles ont ce pouvoir d’amplifier tout. La poésie, la nostalgie, le confort, et les larmes aussi. Les cris n’ont plus de quoi rebondir et finissent par mourir, dans un recoin ou au fond d’une oreille. Les pleurs résonnent, puis s’étouffent, comme enveloppés de milliers de couvertures. On se sent seule, dans la tour d’ivoire, quand les escaliers ne daignent plus chanter, quand la partenaire de tango décide d’abandonner le trône et vous laisse le poids du fardeau, absorber les pleurs et les cris, les retranscrire le dos courbé sur un vieux bureau, en chanson, en poèmes ou scénarii.

En quittant le palais, presque à la cloche de bois, c’est à 500 kilomètres de la reine-mère que j’ai décidé de poser mes valises, dans un appartement insalubre aux fenêtres fantômes, murées pour d’obscures raisons. Dans la chambre, l’unique meurtrière qui perçait les ténèbres donnait sur un parking où des alarmes se déclenchaient au milieu de la nuit. Juste dessous, j’ai posé deux tréteaux et une planche de contreplaqué que mon écran d’ordinateur venait creuser et sur les murs, j’ai affiché mes films préférés, pour ne pas perdre de vue l’objectif. J’étais ici, dans ce taudis, pour faire des films, même mauvais. Il fallait produire, réaliser, se tromper, apprendre, recommencer, sans jamais rechigner sous peine de ne jamais revoir la lumière du jour, c’était ça où la mort. Une prophétie. Et comme je n’y arrivais pas, j’ai bien failli mourir. Je me souviens des bruits de notifications MSN que j’ignorais sciemment pour me rouler en boule dans mon lit deux places désespérément vide et froid, les coups à la porte qui me faisaient retenir ma respiration pour simuler mon absence, les gargouillements de mon ventre que je refusais de satisfaire comme une punition. J’avais échoué. S’il n’y avait pas eu de mains tendues, cette chambre aurait pris les contours d’une chambre d’hôpital en un claquement de doigts. Mais il y a eu l’amour, il y a eu l’amitié, il y a eu une résilience ancestrale remontée à la surface, puis le diplôme, le sésame pour quitter les enfers.

Aujourd’hui, la chambre est partagée. Un autre partenaire de tangos endiablés, quelqu’un qui m’a choisie pour la vie ou jusqu’au bout de ses forces, et parfois on y danse, au milieu des chats, de leurs jouets et des vêtements qui jonchent le sol. On embrasse le chaos, nous n’avons plus de bureau, plus de dos courbé sur une mappemonde comme des navigateurs perdus. Il y a, devant une fenêtre un vélo d’appartement reconverti en porte-vêtements, sous une autre un oreiller poilu sur lequel venait se lover un chat mort depuis longtemps, mais toujours bien vivant dans chacune de nos fibres. Parfois, ses poils tombés au passé volent dans un courant d’air et rejoignent la ville, où des bouts de nous flottent à l’unisson. Sous notre lit, pas de tiroirs, mais le chaos, toujours, un tapis de yoga, un lit félin, une chaussette orpheline, un chat qui fuit notre présence, de vieux livres oubliés par l’absence de table de chevet, et des mots qui dansent, partout.


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