Je crois que, l’âge aidant, je suis en paix avec le fait de revêtir mon costume de méchante dans l’histoire de quelqu’un. Je veux dire, statistiquement, il y a de plus en plus de chance que je sois effectivement la méchante aux yeux d’un autre, et, si ça ne m’est pas agréable pour autant, c’est plutôt OK. On grandit, on apprend, on réagit au monde, parfois pas comme il l’entend, et c’est bien normal, puisque chacun y entre avec son petit lot de surprises chaussé de plus ou moins gros sabots.
Je me souviens avoir arpenté l’enfance à me plier en quatre pour plaire au plus grand nombre, à faire les devoirs des uns, prêter le peu que j’avais aux autres, offrir des cadeaux que mes petites mains fabriquaient avec amour dans l’espoir qu’il me soit retourné rien qu’un tout petit peu, à nourrir ceux que les sucreries adoucissaient. J’étais une gentille petite fille. Du moins 90% du temps.
Un jour, à l’heure du goûter, un petit garçon timide répondant au doux prénom de Joe m’a avoué le rose aux joues ses sentiments pour moi. Tout le monde s’est moqué. Alors j’en ai d’abord voulu à Joe, à qui j’ai fait payer l’humiliation longtemps avant de m’autoriser à tomber amoureuse de lui. Je me revois lui mettre des coups de pieds aux fesses, le pousser dans le bac à sable, me moquer de ses oreilles décollées quand j’en avais l’occasion. Pourtant, je l’aimais, mais devenir le centre de l’attention, d’une seule personne comme de dix, me mettait trop mal à l’aise pour ne pas dresser des remparts à ma forteresse. De notre histoire, il me reste beaucoup d’amour et de moments tendres, mais un début dont j’ai profondément honte.
On apprend à la dure, quand on est une enfant rongée d’insécurités, que plaire à tout le monde relève de l’impossible, c’est une tâche sisyphienne, et qu’il vaut mieux être aimé d’une poignée d’êtres humains sur Terre, mais l’être vraiment, inexorablement, dans tout ce que cela implique de passion et d’attention. Ca passe par le rejet, celui qui rend sale et contagieux, celui qui transforme le patient zéro en anomalie. Celui qui creuse encore l’écart entre vous et le monde, qui frustre et laisse un goût aigre dans la bouche. Ca passe par la limonade qu’on est obligé de faire pour ne pas gâcher des citrons qu’on n’a jamais demandés, parce que souvent, la limonade c’est quand même un peu dégueulasse.
Boire de la limonade, quand on n’aime ni l’acidité ni l’amertume, c’est réaliser dans la douleur qu’on est loin de la perfection. C’est assumer, même si c’est difficile à avaler, qu’on a eu des attitudes problématiques, des réactions épidermiques, que la spontanéité de nos comportements prend part à ce tout qui nous rend humain ; même si l’humanité, aussi nécessaire et clémente soit-elle, n’excuse ni ne minimise jamais le mal et la douleur engendrés. Boire de la limonade, c’est aussi prendre conscience que nos propres méchants n’assumeront probablement jamais ce rôle. C’est cesser d’attendre des excuses qui ne viendront jamais de la part de personnes que la remise en question élude. C’est ne plus se laisser consumer par la rancœur, la colère, ou le sentiment d’injustice, et reprendre les rennes de sa vie. Reconnaître qu’on est tous le méchant dans l’histoire de quelqu’un, tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre. Et décider que faire du temps qui nous est imparti. (Gandalf, source inépuisable de sagesse since 1954)
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