Swipe right

(TW agression sexuelle, viol)

Elle souffle la fumée de sa clope par-dessus son épaule, et les volutes gris la coiffent d’une couronne évanescente. Elle n’est pas jolie. Pas au sens conventionnel, ce qui la rend surnaturelle. Lunaire. Elle apparait comme un glitch, un trucage sur fond vert, détourée du monde. Elle a conscience des regards, les réprobateurs comme les admiratifs, elle ne laisse personne indifférent, et c’est ce qu’on attend d’une œuvre d’art. On l’adore, ou on la déteste. Mais elle les hait tous. Elle voudrait disparaître, que le casque sur ses oreilles la coupe définitivement du monde, la rende inatteignable, vaporeuse. Un hologramme. Le vent lui renvoie un air vicié qui gonfle le dos de sa petite veste et ramène la pointe de ses cheveux au-dessus de ses oreilles percées. Sa robe immaculée vole et découvre ses genoux éraflés. Elle se sent poisseuse, humide. L’odeur de la sueur froide, âcre ne quitte pas ses narines. Elle sait que ça vient d’elle, et ça la rassure. Ca prouve qu’elle vit encore, elle qui s’était sentie mourir.

Elle attend le bus qu’elle vient bien évidemment de louper. Elle a pourtant hésité à marcher. Après tout, elle n’habite plus qu’à 10 minutes à pieds. Mais toute son énergie semble l’avoir quittée, concentrée dans ses jambes qui avaient couru, couru, comme indépendantes de son corps, les seules à avoir répondu à l’ordre de ses pensées. Vas-t-en. Vite.

Assise sous l’abribus, tête baissée, Léa remue ses orteils pris en étau dans ses sandales. Je suis toujours là. Elle inspire, expire. Deux fois, trois fois. Et elle pleure. Ce corps qu’elle habite toujours pulse sous des vagues de douleur qui l’envahissent et lui donnent la nausée. Elle ne comprend pas comment tout a pu déraper si vite. Chaque fois que le souvenir des doigts cornés et froids la heurte, elle vibre d’un dégoût inédit.

Elle se souvient de sa déception, quand l’homme avec qui elle avait matché quelques semaines auparavant s’était hissé hors de sa voiture, téléphone moulé dans la poche avant d’un jean un poil trop serré, un polo coloré et french tucké, ce petit lancer-rattrapé de clés pour se donner une contenance derrière des lunettes de soleil opaques. Un beau mec, le genre personnage principal d’une fanfiction ou d’un film pour ado, le genre qui l’intimidait, à des milliers d’années lumière de la vibe qu’elle en avait eu ces dernières semaines par messages interposés. À des années lumière de ce qui lui plaisait.
Pourtant, ils avaient échangé des photos, elle quelques portraits pris par ses meilleures amies, fleurs dans les cheveux et cheveux au vent, comme la grande romantique qu’elle était, et lui, le sourire en coin avec son chien, un livre, ou en train de peindre une figurine, comme le nerd qu’il revendiquait être. Jamais elle ne s’était attendue à ce genre de revirement, et pourtant, pas une seconde elle n’avait laissé sa déception transparaître. Ils pouvaient toujours rester amis, toutes les rencontres ne se transformaient pas nécessairement en histoire.

Quand les boissons arrivèrent, leurs quelques années d’écart se matérialisèrent dans le double-whisky avec glaçons posé devant lui, et le Diabolo Menthe que Léa mettait un point d’honneur à boire à la paille. Il rit du côté « petite fille adorable » de sa boisson, elle se moqua de l’aspect « vieux beau » qu’il revêtait son double-whisky à la main.
Tu ne bois pas d’alcool ? Léa fit non de la tête.
Il rit nerveusement avant d’ajouter : Rassure-moi, tu as l’âge au moins ?
L’âge de me rendre compte que l’alcool est vraiment surcoté, en plus d’être carrément dégueulasse, oui.
La déception ne cessait de grandir en elle. Elle avait toujours fait moins que son âge, mais vraiment, ce genre de blagues aux sous-entendus discutables, non, ça ne lui plaisait pas. C’était si différent du ton de leurs précédentes conversations, elle ne comprenait pas. Peut-être était-il tout simplement nerveux.
Je viens d’avoir 38 ans, je t’avais pas dit ?

Lorsque le bus arrive enfin, Léa l’imagine auréolé de blanc. Ses pieds encore fourmillants peinent à la porter, elle s’accroche aux barres qui flanquent les portes du destrier métallique, et adresse au chauffeur un bonsoir qui meurt au fond de sa gorge. Elle ne valide rien, elle n’a plus la force. Elle titube dans l’allée et s’affale au premier siège vide. Les regards des passagers lui brûlent la peau, elle décèle en certains du jugement; ils la pensent alcoolisée, irresponsable. Ils pensent que s’il lui arrive quelque chose, elle l’aura bien cherché. Elle le lit dans leurs yeux ternes.
Léa a envie de crier tout à coup. Hurler à ces gens de la laisser tranquille, leur dire que leurs regards lui font mal, creusent trop profond en elle, qu’elle veut que ça s’arrête. Pas une seconde elle n’a conscience que la réalité la rattrape, et c’est recroquevillée sur le sol poisseux du bus que son estomac bouillonnant de dégout se vide.

Les boissons furent bientôt remplacées par des assiettes un peu trop garnies, et Léa sentait que le contrôle de cette soirée lui avait échappé. Comme sur le courant insoupçonné d’une rivière, elle s’était laissée porter. Un autre Diabolo Menthe, s’il vous plait, et puis, son tu as mangé ? qui l’avait prise de cours. Elle n’avait pas prévu de rester manger, mais elle devait avouer que si la soirée avait pris un tournant inattendu (il était clair que leur relation ne deviendrait jamais romantique), sa compagnie, bien que différente de celle qu’elle attendait, ne lui était somme toute pas désagréable.
Ils passaient un bon moment, cousu de rires, de questions intéressantes et de réparties bien senties qui les nimbaient d’un voile d’amitié épais, comme celui des amis de longue date qui naviguent dans une ambiance feutrée. Son téléphone sonna.
C’est mon alarme, je dois filer, j’ai des exams demain, dit-elle à regret, les heures avaient filé, mais ils se reverraient au plaisir pour un ciné.
Pas de souci, je te dépose. Il déverrouilla la portière passager en un bip qui fit clignoter les phares une fois ou deux, puis mima une révérence un peu gauche. Le carrosse de madame est avancé. Elle rit. Il effleura son bras au passage.

La flic se saisit de l’alcootest. Négatif. Pas un milligramme d’alcool dans le sang. Elle s’en doutait, mais son équipier avait insisté. Elle a dégueulé dans un bus après avoir hurlé sur tout le monde. Certes.
Le chauffeur du bus, paniqué face à une jeune femme en pleine crise d’hystérie comme il la décrirait plus tard, avait fini par appeler la police municipale, admettant sa colère de devoir nettoyer du vomi en plus du reste. Assise contre la vitrine d’une boulangerie, Léa se rend compte qu’elle pleure encore, que ses larmes ne cessent de couler, et qu’elle n’a pas la force de les arrêter, pas la force de se ressaisir, de parler, d’expliquer. Elle veut simplement rentrer chez elle, se coucher dans la baignoire et laisser l’eau l’engloutir, pour ne plus rien voir, ne plus rien entendre que son propre cœur et s’assurer qu’il bat toujours.
Qu’est-ce qui s’est passé ?
Face au silence de Léa, la flic – Ribeiro, si on en croyait son badge – s’agenouille face à elle pour que leurs regards se rencontrent enfin.
Est-ce que vous avez besoin d’un médecin ?
Léa détourne le visage de ces yeux couleur lagon fixés sur elle, elle y sent une connivence, un message qu’elle n’est pas encore prête à décrypter.
Non. J’habite à cinq minutes. Ca ira.
Ribeiro se relève, elle ne sent déjà plus ses jambes restées pliées trop longtemps, mais elle refuse de laisser cet échange mourir dans la honte. Pas question de laisser cette femme seule.
Gautier, tu peux rentrer à la Maison, je raccompagne cette demoiselle jusque chez elle, et je te retrouve là-bas. Côte à côte sur le trottoir de l’Avenue Principale, Léa et Ribeiro marchent, tête baissée.

« La nuit, tous les chats sont gris ». Sa vue n’avait jamais été optimale de jour, mais de nuit, elle ne reconnaissait plus rien. Trente minutes plus tôt, l’alarme de son téléphone avait coupé court à leur soirée, et elle se sentait soudain fatiguée, pressée de se débarrasser de ses vêtements et se glisser sous ses draps propres. Une main devant la bouche, elle bailla et sentit la voiture glisser vers la droite, empruntant la sortie indiquée par le GPS quelques minutes auparavant. Il la regarda avec un sourire en coin, le même que sur ses photos, celui qui la fit adhérer à l’hypothèse que ses dents le complexaient, qu’il cherchait peut-être à les cacher. Elle aussi avait les dents en vrac, elle tenait ça de sa mère et avait appris à vivre avec, ca ne l’empêchait plus de sourire à pleines dents désormais, mais cette réserve l’avait charmée. Alors, quand la voiture a ralenti sur le bitume humide d’un parking désert, elle n’a pas senti venir le danger. Quand il a serré le frein à main, Léa, les yeux légèrement plissés cherchait encore à cerner les lieux. Quand il s’est jeté sur elle toutes lèvres dehors, la surprise n’a pas tardé à laisser place à la terreur.
Mais NON. Non !
Il l’embrassa plus fort, avec plus de poids, celui de son corps entier pressé contre elle, comme pour la rendre muette à tout jamais, aspirer l’air de ses poumons et la vampiriser, ici, sur ce siège en simili cuir qui grinçait sous ses cuisses humides. L’odeur du whisky et de sa propre sueur lui montèrent au nez.
Mec, NON ! Tu me plais pas comme ça, arrête !

Avait-elle prononcé ces mots tout haut ? Difficile à dire avec cette langue qui occupait sa bouche et suintait aux commissures de ses lèvres. Ses deux mains coincées entre sa poitrine écrasée et son torse brûlant l’empêchaient de protéger ses frontières, que les doigts cornés et froids avaient déjà outrepassées, glissant habilement sa culotte de côté comme on entrouvre une porte pour laisser les courants d’air s’engouffrer.
Tu as des jambes, meuf, laboure-le de coups de genoux et de pieds.
Et comme s’il avait entendu ses pensées, il emprisonna ses jambes pâles avec les siennes, une au-dessus, une en-dessous, le tout verrouillé par ses chevilles qu’il noua en une contorsion parfaite, tandis que sa main s’enfonça toujours plus profond en elle. C’était là, à ce moment exact qu’elle avait cru mourir. Elle ne savait plus comment elle avait libéré ses bras, mais ils pendaient maintenant le long de sa carcasse, comme soudée au siège passé en position allongée. Léa quitta son corps. Elle survola l’habitacle, s’observa, comme on observe une peinture. Ce regard vide et tragique, cette couronne de cheveux, le drapé de sa robe, l’homme accroché à son corps comme à un rocher. Tout lui donnait l’air d’une œuvre de la renaissance, et cette simple pensée l’emplit de colère. Une colère pure, brutale. Une piqure d’adrénaline qui lui rendit la vie. Vas-t-en. Vite.

J’ai réussi à me débattre je ne sais plus trop comment, l’une de mes mains a trouvé la poignée de portière dans l’obscurité, et j’ai roulé sur le goudron. Ensuite, je me souviens d’avoir couru, beaucoup, longtemps. Il y avait des klaxons partout dans ma tête. Et puis, je me suis assise, sous l’abribus, les jambes coupées.

Ribeiro soupire. Elle est lasse d’entendre ce genre d’histoires, des filles abusées partout, à l’école, chez elles, au travail, aux toilettes, dans les bars. Dans les vestiaires de l’Académie de Police. Pas un seul endroit où respirer. Pas un seul endroit sans avoir peur pour sa vie. Pas un seul endroit sans l’impression d’être traquée comme une proie. Elle sait que son uniforme reste souvent inutile dans ce genre de situation, qu’il ne fait que dresser des barrières entre les victimes et la loi, à cause de collègues ayant trop souvent revêtu le rôle de juge penchant du mauvais côté de la moralité. Tout ça compliquait son travail, en plus d’amplifier la méfiance des victimes face à la police. Elle se revoit, dans les locaux jaunis du commissariat, à taper les dépositions de toutes ces femmes qui n’en sont parfois pas tout à fait, leurs yeux évitant tout contact prolongé avec les vivants, la mort dans l’âme.
De sa main droite, elle soulève le scratch qui ferme sa poche de poitrine, et en sort une petite carte blanche où quelques lignes sont imprimées à l’encre noire. Elle décroche le stylo de son bloc notes, et gribouille une ligne supplémentaire. C’est de l’encre rose, et ça fait sourire Léa, qui en déduit que son visage est encore capable d’émotions positives. Une bonne chose.

C’est mon téléphone perso, dit Ribeiro en lui tendant la carte. Je ne veux pas vous forcer à porter à porter plainte. Il y a beaucoup d’éléments à prendre en compte, et ce que vous venez de vivre est tellement grave. Mais si un jour, vous décidez que vous êtes prête, que vous avez envie de faire mordre la poussière à toutes les petites frappes dans son genre, vous m’appelez. Je m’occuperais de vous personnellement. Ca marche aussi si vous avez besoin d’aide. N’importe laquelle.
Léa hésite. Et puis, elle se dit que ca ne coûte rien de glisser ce petit bout de carton dans sa poche, juste au cas où.
Du rose, vraiment ?
L’encre est parfumée. Je ne lésine jamais sur les détails.

Leurs rires se mêlent dans une harmonie inattendue. Sur le trottoir de la rue en sens unique où habite Léa, devant son portail rouillé, Ribeiro rit de plus belle quand elle voit la jeune femme renifler la carte en gloussant. Ca sentait la framboise chimique, celle qu’on ajoute aux dentifrices ou aux stylos pour enfants, le genre de fournitures dont elle raffolait à chaque rentrée scolaire quand la vie était exempte de contrariétés. Quand l’amour était encore romantique. Quand penser aux garçons n’avait rien d’effrayant.

Lorsque le dernier bout de tissu tombe au sol, Léa ne se sent toujours pas nue. Elle voudrait trouver une fermeture éclair sous un pli de peau et se peler ainsi, comme les différentes couches d’un oignon jusqu’à ce qu’il ne reste d’elle que l’essence, pure et légère. Elle voudrait abandonner cette enveloppe devenue trop étroite, inconfortable et sale, empreinte d’un toucher envahisseur. Elle voudrait ignorer ses genoux constellés de bleus et de griffures, mais l’émail blanc de la baignoire les souligne et lui rappelle la lutte qu’elle aurait pu perdre définitivement plus tôt dans la soirée. Elle pense à ce qu’aurait pu. Regrette ce qu’aurait dû. Ne sait plus ce qu’elle aurait voulu.
Ca n’a plus d’importance désormais.


Photo by Sharon McCutcheon on Unsplash