« Je ne suis pas une femme. Je suis un volcan »
Taous Merakchi, Vénère
Cet incipit, il va rester en moi, à tambouriner sur la tuyauterie jusqu’à ce que quelque chose éclate. Il va tourner, résonner, mariner, et pourrir dans mes entrailles.
Je suis tellement en colère. Si vous saviez.
Ma colère déborde de moi, parce que dans mon petit corps, il n’y a déjà plus de place. Tout n’est plus que fumée. Alors elle s’échappe, elle contamine. D’un seul regard, je suis capable de faire trembler. Pas de peur, non, rien chez moi ne fera jamais peur à qui que ce soit, je suis l’incarnation physique de l’inoffensif; pas de peur donc, mais de fureur. Les poings se serrent, les pupilles se dilatent, et voilà. La colère gagne du terrain, volatile. Contagieuse.
Je vais donc, si vous le voulez bien, faire une liste non-exhaustive de tout ce qui m’enrage, à la manière de ce tiktokeur qui hurle ses griefs avant d’abattre sa hache sur d’innocentes buches de bois.
Il y a eu ces nombreux hommes, malades, m’a-t-on dit, qui m’ont imposé leur nudité, que ce soit dans la rue, derrière le grillage de la cour de récré, dans la forêt, directement sous la fenêtre de ma cuisine à pisser en sifflant comme si demain n’existait pas. Il y a eu ce petit garçon à l’école, qui, alors qu’il venait de découvrir son corps s’est senti obligé de poser son sexe minuscule dans toutes les mains.
Il y a eu ce cadavre de petite fille, retrouvé dans un fossé à quelques pas de ma maison.
Il y a eu ce mec, arrogant et odieux que ma mère s’est choisi comme compagnon et qui s’est installé dans notre maison pour y grossir comme une tique, glissant ses pieds de sorcier dans les chaussons abandonnés de mon père.
Il y a eu ce moment où le sorcier, rouge de colère a fait tomber ma sœur dans les escaliers en la tirant par les pieds, tout ça pour lui rappeler qu’elle n’avait pas de père et que c’était pour ça qu’elle se comportait comme une petite effrontée.
Il y a eu tous ces étranges moments de harcèlement scolaire, ou mes « camarades » agissaient tantôt comme si j’étais invisible, à parler de moi devant moi en ignorant mes protestations; tantôt comme si j’empestais la viande avariée; tantôt comme si je n’étais qu’un énorme ballon de baudruche qu’il fallait faire éclater.
Il y a eu la nature, qui m’a fait hériter des pires travers de ma mère, à savoir des dents pourries qu’il a fallut redresser à l’aide de bagues métalliques, magnifiques couronnes de adolescence. Il y a eu ensuite la douleur des huit dents arrachées pour faire de la place dans cette bouche aux mâchoires trop petites et aux dents trop grandes.
Il y a eu ce jeune homme, âgé de 23 ans quand j’en avais 16, duquel j’étais très amoureuse, qui m’a mise en compétition avec une femme de 37 ans (et un enfant) pour ses faveurs, et qui a fini par me rejeter parce que j’étais incapable, à mon âge, de lui apporter une stabilité financière. Un vrai blaireau que j’ai dessiné sous les traits de cet animal quelques années plus tard sur mon blog.
Il y a eu Angoulême et son vide qui ne demandait qu’à être comblé. Angoulême qui m’a amputée de ma vie pendant des années, en plus de me plonger dans un gouffre financier.
Il y a eu cette prise de poids incontrôlable qui m’a terrifiée, puis le directeur de mon école qui s’est permis de balayer mes craintes d’un revers de main. « Ca te va très bien ce nouveau poids » quand j’ai fondu en larmes dans son bureau en implorant de l’aide.
Il y a eu la rupture, à cause de la distance. Mon cœur en miettes, impossible à rapiécer. Mes espoirs envolés. Puis le jugement des amies quand l’amour a refleuri au creux de ses bras après des mois de larmes et d’œillades à la mort, la confusion et les conseils non sollicités teintés d’un paternalisme intériorisé.
Il y a eu l’incompréhension des gens sur mon boulot à mon arrivée à Genève, ceux qui se désintéressaient de moi dès qu’ils apprenaient que je considérais l’art comme mon métier, ceux qui ont lancé des regards de pitié à mon mec quand ils en ont déduit que je ne gagnerais probablement jamais ma vie, ceux qui lui ont subtilement glissé à l’oreille de me quitter pour des plus riches et plus jolies.
Il y a eu ce mec qui m’a rit au visage quand je me suis offusquée des prix des différentes méthodes de garde en Suisse. « C’est pour ça qu’ici, il vaut mieux que les femmes soient au foyer ». Bin voyons. Et mon poing dans ton nez ?
Il y a eu ma mère, et nos relations si vérolées qu’elle ne supporte plus qu’on lui rappelle jusqu’à mon existence. Et ma sœur, ma seule sœur, qui m’a abandonnée.
Il y a eu ma fausse couche, envolée aussi vite qu’elle est arrivée en emportant avec elle ma santé mentale et mon habilité à faire confiance à mon corps. Depuis, je questionne tous les signes, même les plus évidents. Surtout les plus évidents.
Il y a eu ces quelques mots dont parfois je me prends à douter de l’innocence, ces quelques mots qui m’ont envoyée spiraler dans les eaux sombres de la rage, celles qui te font rêver de crever des globes oculaires à main nue, ou trancher des membres dans des directions opposées pour admirer les giclures de sang. « Tu vois, comme quoi, ça finit toujours par marcher ».
Il y a eu cette femme, au service obésité, qui m’a proposé un bypass après seulement quelques minutes d’entretien avec un laïus ne laissant aucun doute sur ce que représentent les personnes grosses pour ce service : des amas de chair à charcuter pour renflouer les caisses de l’hôpital public.
Et il y a aujourd’hui, ces quelques gouttes de sang qui ont mis deux jours à couler. Deux jours à me tordre de douleur, à googler mes symptômes puis penser que peut-être, je devrais consulter. Deux jours qui ont tout juste laissé le loisir à mon esprit de jouer son scénario préféré : celui dans lequel nous devenons parents, je deviens mère, et je m’émeus des talents de père de mon amour pour qui tout vient naturellement, quand moi, je comprends vite, mais il faut m’expliquer longtemps.
Deux jours à me torturer pour ne pas laisser mon esprit glisser dans cette folie. A claquer un élastique à mon poignet dès que je me surprenais à y penser.
Il y a ce sang, aujourd’hui, comme le mois d’avant et comme il y aura le suivant.
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