J’ai toujours été grosse.
Sauf que, quand j’étais gamine, on ne disait pas « grosse », on ne nous laissait pas dire « grosse ». On me répondait que moi, je n’étais pas grosse. J’étais à peu près tous les synonymes du monde moins connotés : ronde, bien en chair, généreuse (erk), voluptueuse (double erk), « un vrai modèle de renaissance », et j’en ai oublié la moitié.
« Grosse », c’était un gros mot, un vilain mot prononcé dans une grimace qui devait nous faire mal, nous heurter de plein fouet, nous arrêter dans le temps pour nous faire réfléchir aux conséquences de nos actes et nous faire sentir seules. Si on avait gagné le droit de se faire traiter de grosse, alors il fallait qu’on se remette en question. Qu’on se mette au régime. Au sport. Qu’on ait honte de nous, parce qu’il ne manquerait plus qu’on s’aime comme ça, même un tout petit peu.
Quand j’ai eu neuf ans, le médecin de famille, confortablement assis derrière son bureau beaucoup trop grand pour la pièce – surement pour compenser quelque chose – a annoncé à ma mère après avoir regardé mes courbes de taille et de poids : votre fille sera obèse si elle continue comme ça. (comme ça quoi ? à manger pour pouvoir vivre, comme tout le monde ?) Je me rappelle de ma mère, vexée, essayant de ravaler sa salive le plus discrètement possible. De sa colère en sortant du cabinet, demandant à qui voulait bien l’entendre pour qui il pouvait bien se prendre ce médecin de mes deux, derrière sa bedaine prise en étau dans sa chemise trop juste. Ça lui va bien de traiter les gens d’obèse.
Dans cette famille, il y a des mots qui sonnent comme des malédictions. Ce jour-là, obèse a eu l’effet d’un mauvais sort frappant sa cible en plein cœur : le mien. À partir de cet instant, ma vie n’a été que chemins dérobés pour contourner la route principale qui me mènerait sans détour à mon sort, marcher dans l’ombre dans l’espoir que la malédiction se perde, guetter le moindre signe qui viendrait la contredire. Ah, tu vois, tu n’as aucune cellulite apparente, c’est déjà ça.
Tu as un ventre si plat, c’est incroyable, c’est probablement le plus plat des femmes de la famille.
Dans l’ombre, à l’écart de la route, il y avait pourtant des vomissements, de l’angoisse liée à tout ce qui pénétrait mon œsophage, il y avait le sucre qu’on m’interdisait et qui venait me hanter à la moindre occasion, sous forme de rêve, de tablette de chocolat volée dans les supermarchés, de cerises arrachées d’un arbre du quartier même pas lavées et gobées jusqu’à en avoir mal au ventre, de religieuses au chocolat achetées avec la petite monnaie économisée des trajets ferroviaires quotidiens fraudés.
C’est comme ça que ça commence.
Un petit crac, un mot qui résonne comme une menace, puis une fissure qui s’élargit au moindre choc, toujours plus profondément, toujours plus sombre, toujours plus vaste, et on se retrouve au bord d’un gouffre, où le vide nous attire. Tout au fond, on le sait, il y a le mot obèse, on nous l’a dit, on doit l’éviter à tout prix. Au bord du gouffre, pieds nus sur une terre désolée, sèche et infertile, il y’a les médecins, il y a les parents, la famille, les amis, ceux pour qui la vie a l’air simple parce qu’ils ne sont pas maudits, qu’ils peuvent embrasser leur destin. Ce que je ne sais pas, à ce moment-là, c’est que chacun d’entre eux a peur. Peur que ma malédiction les touche, peur de devenir obèse, comme si c’était la mort assurée, comme si la vie ne valait pas d’être vécue avec des kilos supplémentaires. Ils sont terrifiés à l’idée d’incarner leur plus grande peur. Terrifiés à l’idée de m’incarner, moi.
Sur les photos qui ornent les murs de la maison familiale, je n’ai pas plus de 18 ans. Je suis mince, cernée, pâlotte mais souriante. Je suis une enfant et je n’existe plus après cet âge. Je suis morte depuis, du moins aux yeux de ma mère. J’ai fait le grand saut. Il n’y a aucune photo de mon corps élargi à montrer et il n’y en aura jamais, ça soulèverai trop de questions. Quand ? Comment ? Pourquoi ? Il y aurait des responsabilités à endosser, des erreurs à reconnaître, des mains me poussant lentement mais sûrement au bord du gouffre.
Ce que l’histoire ne dit pas, c’est qu’au fond du gouffre on n’est pas seul. Il y en a d’autres, des poussés, des jetés, des suicidés qui font de cet autre monde le leur, loin des regards mortuaires, loin des malédictions. Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que l’herbe est plus verte là où la frustration ne peut nous atteindre. En bas, la vie fourmille et explose, elle danse au gré des rires et des chants d’amour. En bas, on n’est plus maudits. On est libérés.
Thanks to Diana Polekhina @diana_pole for making this photo available freely on Unsplash 🎁
Merci beaucoup pour ce texte qui me fait du bien.
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