Les bois flottants

Pino n’en revenait pas.
C’était comme si les chiffres sur l’écran de sa calculatrice ‒ une de ces énormes machines avec des touches immenses “pour les bigleux” ‒ ces chiffres venaient de le gifler.

Il avait beau s’acharner sur la touche reset, le nombre à cinq chiffres avait imprégné sa rétine. C’était trop tard. Il fallait bien l’admettre. Il était endetté jusqu’au cou. Dans la merde. Jusqu’au cou.

Il ajouta quelques glaçons au fond de son verre et les fit tinter jusqu’à ce que le tourbillon ambré lui donne le tourni. Combien de whisky avait-il bu ce soir ?
Il avait perdu le compte. 

Vouté sur le tas de factures, il les passa en revue une nouvelle fois et fit deux tas : les créances qui pouvaient attendre, et celles, urgentes, qui lui couteraient peut-être ce toit qu’il avait présentement sur la tête. D’un regard circulaire, il balaya son salon des yeux. La télé pourrait lui permettre de payer l’électricité, sa collection de pièces de monnaie ancienne pourrait éventuellement régler une mensualité de crédit. Son canapé d’angle lui rapporterait peut-être quelques centaines d’euros s’il jouait les bonnes cartes, et, les joues rosies par l’alcool il se félicita de n’avoir jamais adopté d’animal de compagnie susceptible d’érafler son revêtement de cuir comme neuf. Il devrait résilier internet, changer de fournisseur d’électricité pour l’un de ces low cost auquel il ne comprenait pas grand chose, et revendre sa voiture.

Et même tout ça ne le sortirait pas du rouge. La merde. Jusqu’au cou. 

Il était désormais l’un de ces hommes dont la vie bascule, changement après changement, comme un bateau qui coule et l’attire vers les fonds d’une eau trouble. Bientôt, il n’aurait plus rien, et ses anciens voisins feront mine de l’ignorer en passant devant son abri de carton sur la grand-place. C’était allé si vite, et en même temps, il avait senti venir la déchéance, l’avait vue se tapir à chaque coin de rue, dans chaque fond de verre, chaque paquet de cigarettes froissés, chaque coup de fil désolé de proches venu prendre de ses nouvelles.

Pino finit son verre et suça un glaçon qui vint planter des aiguilles gelées entre ses yeux. 

Tout ce bordel. Ce qui fut autrefois son bureau d’écriture, un hâvre de paix spécialement aménagé pour oublier le monde alentour, avait disparu sous les cadavres de bières, les verres vides et les rappels de factures.

Il rassembla les montagnes de papiers en une seule grosse pile, et en cogna les tranches sur le bois de la table pour en tirer ce qui se rapprocherait le plus d’un rectangle. Un verre accroché à chaque doigt ou presque, il se dirigea, fébrile, vers la cuisine et déposa son fardeau dans un entrechoc cristallin qui lui sembla infini. Et voilà, l’évier débordait à nouveau de vaisselle. Il avait l’impression de ne faire que ça : laver pour pouvoir salir encore, puis laver, et salir, salir, salir, jusqu’à devoir laver dans la frustration et le constat de sa vie noyée sous une couche de crasse. 

Un grognement accompagna sa flexion de genoux lorsqu’il se baissa pour ramasser les vêtements qui trainaient ici et là. Propres ou sales, il n’en avait aucune idée, il fallait les renifler un à un et détecter l’odeur d’amoniaque, de pieds ou de fluides divers dominant celle de la poussière.

 Quand Pino s’était-il laissé dépasser à ce point ? Quand l’appartement avait-il sombré dans un tel chaos ? Il peinait à se souvenir des sols inobstrués, de la couleur originelle des parquets, de ses placards rangés, de la poussière éradiquée sur ses bibelots étalés comme des natures mortes sur la console du salon, révélant leur nature profonde : des attrapes-poussière particulièrement élaborés. Ses abus de tabac sous des formes diverses avaient altéré la peinture et le papier peint qui ne manquaient pas de s’écailler ou se décoller aux endroits les moins opportuns.

Il ramassa les cendriers débordant aux quatre coins de l’appartement (il avait cette habitude de ramener un cendrier en souvenir de chacun de ses voyages; La Havane, Busan, Bangalore, Amsterdam, Saint Maurice, Zurich avaient survécu à sa maladresse légendaire) et les empila, trois posés sur chaque paume, comme à l’époque où il apportait les cafés en terrasse des bars parisiens les plus branchés, cette époque de jeunesse, dénuée d’addiction, de tremblements dûs à l’alcool, de dents jaunies par le tabac, où la maladresse était excusée et mise sur le compte du jeune âge. L’odeur du tabac froid et sec fit monter une nausée qu’il connaissait bien : violente, engourdissante, comme une ivresse amplifiée flirtant avec ses limites physiques. Il déglutit et prit plusieurs profondes inspirations en vidant chaque cendrier dans la poubelle presque pleine et, de son ongle, gratta les restes récalcitrants. Il pivota sur ses talons pour les déposer dans l’évier et… putain de merde.

Impossible d’y échapper cette fois, il releva ses manches, et arrosa l’évier de liquide vaisselle avant d’en imbiber son éponge. Pas de casse Pino, sois à ce que tu fais, concentre-toi, ne pense à rien d’autre que la crasse quittant ta vaisselle. Une activité méditative. Voyons ça.

Les mains rougies par l’eau brulante, il transforma peu à peu la pile sale en une pile propre et étincelante qu’il prit plaisir à essuyer puis ranger, chaque chose à  sa place, comme on fait le tri dans le grenier de ses pensées. La vague de propreté s’abattit sur la chambre dont il nettoya les fenêtres, changea les draps du lit, aspira la moquette; puis à la salle de bain qu’il récura du sol au plafond. Le salon avait retrouvé certaines de ses couleurs au lever du jour – il avait donc passé la nuit à faire du ménage – et les rayons de l’aube qui percaient les rideaux lui arrachèrent un sourire. Ne restait plus que ce bloc de papier bariolé d’avertissements rouges, de chiffres indécents qui le plongeraient dans la misère, bien en évidence sur son bureau désormais parfaitement rangé. La nuit passée à tout mettre en oeuvre pour l’éviter, l’oublier dans l’espoir qu’il disparaisse comme un mauvais rêve lui fit courber l’échine. Il faudrait bien l’affronter. Mais pas aujourd’hui.

Il saisit le rectangle de papier et s’apprêta à le ranger dans le secrétaire du salon.

Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

En ouvrant le placard du secrétaire, il constata qu’elle était gluante. L’intérieur du meuble n’était pas épargné. On aurait dit que des dizaines de bouteilles de shampooing avaient explosé au même moment, répandant leur contenu visqueux sur les années répertoriées en classeurs soigneusement étiquetés. Une odeur de putréfaction se répandit dans le salon et raviva la nausée que Pino avait réussi à chasser plus tôt. Cette fois, l’effet de surprise ne lui laissa aucune chance : il vomit son dîner de la veille noyé dans l’alcool sur le tapis monochrome fraîchement aspiré. 

A peine remis de ses émotions, Pino entreprit de vider le placard et trouver la source de ce répugnant accident. Il s’arma de papier ménage, de serviettes de toilette, d’un seau et d’une éponge. Probablement qu’une canalisation murale avait éclaté quelque part. Vu l’âge du batiment et des installations, il fallait bien que ça arrive un jour. Et apparemment, ce jour était venu.

Une fois les classeurs dégagés et grossièrement nettoyés, Pino eût la surprise de découvrir que le fond du meuble avait disparu, rongé par dieu savait quoi. D’un geste sec et dépité, il décolla le secrétaire du mur, révélant son contour fantomatique sur la peinture. Un trou – non, un tunnel, rectifia-t-il – déversait de grosses gouttes d’un liquide poisseux et odorant, presque organique. Mais qu’est-ce que c’est encore que ce bordel ?

Le tunnel sombre charriait un air putride et vicié. Chaud et moite. Une gueule d’alcoolique grande ouverte en plein milieu de son salon. Une bouche des enfers. Calmos Pino, tu es en train de rêver. Tu décuves tranquillement dans ton lit et, à l’heure qu’il est, tu ronfles à réveiller les morts. C’est juste un rêve. Juste un rêve. De très mauvais goût, certes. 

Il se souvint vaguement d’avoir rangé une lampe torche de poche dans l’un des tiroirs du secrétaire et pria pour ne pas avoir à traquer des piles électriques dans tout l’appartement. Clic, clic. Et le faisceau lumineux fut immédiatement avalé par l’obscurité du tunnel. 

– Hé ho ?

Pas d’écho.

– Y a quelqu’un ?

Pas de réponse. Evidemment. 

D’instinct, il saisit l’un de ses bibelots attrape-poussière (un singe qui se bouchait les oreilles, très à propos ironisa-t-il) et le balança dans le trou béant. Un faible bruit de succion se fit entendre, non, de mastication corrigea-t-il, comme cette personne qui mange ses yahourts la bouche semi-ouverte et que tout le monde déteste.

– Madame Harbodian ?

Il s’attendait à voir surgir le visage de fouine de la vieille voisine, ses yeux sournois étincelants dans la lumière froide de sa lampe torche, s’excusant pour le désagrément avec ce faux-sourire qu’il lui connaissait bien (elle avait cette capacité à sourire sans les yeux, dissociant totalement le bas du haut de son visage. Tant et si bien que Pino s’était un jour imaginé qu’elle aurait pu être ventriloque dans sa jeunesse). Elle aussi, mangeait la bouche à demi ouverte et émettait ces bruits humides hideux. Il haussa la voix.

– Denise ? Vous êtes là ?

– Pino ? C’est toi ? Dieu merci tu es là !

Elle semblait si loin. Le son de sa voix étouffée lui parvenait à peine.

– Vous êtes blessée ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Des heures que je t’appelle ! Viens vite !

Cette manie qu’elle avait de le tutoyer, infantilisante, lui hérissait les poils de colère. C’était une habitude répandue chez les personnes âgées que de traîter le monde entier comme un bac à sable plein d’enfants capricieux, et il détestait ça. De quel droit ?

– Mais qu’est-ce que vous fichez là-dedans Denise, enfin ?

Il était en colère, encore ivre de la veille, n’avait pas dormi de la nuit et il fallait maintenant entrer à quatre pattes dans ce tunnel dégueulasse qui ruinerait ses fringues pour toujours et lui couterait probablement plusieurs douches, tout ça pour venir à la rescousse d’une vieille voisine qu’il appréciait à peine. 

Mais quelle journée de merde. 

Il prit une grande inspiration, et entra, membre après membre dans l’obscurité visqueuse qui lui coupa le souffle. Il avanca, tentant désespérément d’ignorer les bruits gutturaux que le tunnel lui portait. C’était comme marcher sur des millions d’oeufs du bout des doigts, en faisant craquer sous ses paumes et ses genoux les bouts de coquilles oubliés ici et là. Plus il avançait, plus le tunnel semblait se rétrécir, les parois collantes accrochées à ses vêtements lui firent l’effet d’une seconde peau inconfortable. 

– Madame Harbodian ? Vous m’entendez toujours ?

L’air raréfié et l’hostilité du terrain lui avaient coûté en ressource pulmonaire, et il n’était plus certain d’avoir l’énergie nécessaire pour se faire entendre de la vieille dame. Il transpirait de tout son saoul, et haletait comme un chien apeuré. Il se contorsionna pour regarder par-dessus son épaule et constata avec effroi que la lumière de son appartement avait disparu. Combien de temps avait-il crapahuté dans cet endroit immonde ? Il essaya d’appeler à nouveau, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Relax Pino, tu nous fais une crise d’angoisse. Inspire. Expire.

Le tunnel semblait désormais desserrer son étreinte, spasme après spasme, et le poids sur sa poitrine s’allégea quelque peu.

– Denise ?

Une lumière vacillait non loin de là. Plus que quelques mètres et il quitterait ce cauchemard nauséabond. Il se précipita, rassemblant ses dernières forces pour s’extirper du boyau, et déboula sans aucune grâce dans une pièce lugubre qui sentait le vieux bois humide et le renfermé. Dans un coin, un feu tremblottait, et tout autour, des silhouettes – non, des gens, des vrais gens – dont les regards interloqués le dévisageaient. 

– Je cherche Madame Harbodian. Denise ? Elle est ici ? Elle est peut-être blessée, elle…

– Pino ?

L’une des silhouettes s’était levée et se dirigeait maintenant vers lui. Elle baissa son capuchon et découvrit de grands yeux larmoyants.

– C’est toi ? Merde. C’est bien toi ! Mon Dieu, c’est lui !

Le groupe entier s’était levé à présent, certains immobilisés par la stupeur, d’autres haletant de surprise les deux mains devant la bouche, découpant sur les murs boisés leurs ombres chinoises.

– Je… Il y a erreur. Je cherche Denise ? Denise Harb…

– Chuuuuuuut ! 

L’index de la femme barra les lèvres de Pino. Un index froid et dur comme de la pierre.

– On ne prononce pas ce nom ici. Tu vas la faire rappliquer si tu continues.

Abasourdi et confus, Pino fit sauter son regard d’inconnu en inconnu, et leur trouva à tous un air fou, inquiétant, ou même carrément angoissant. 

– D’où tu viens ? Tu étais où bon sang ?

– Je viens de mon appartement…, il se retourna. Par le trou dans le m…

Pino s’interrompit en constatant que le tunnel avait disparu, s’était refermé, ou n’avait peut-être même jamais existé, décidément, il n’y comprenait plus rien.

– … dans le mur. (il toussote). Bon. Vous êtes qui tous, là ? C’est quoi encore ce bordel ?

– Tu ne nous reconnais pas ? 

Parce que je devrais ? La confusion, l’impatience et la peur froissaient les traits de son visage et dans un long soupir de fatigue, Pino pria pour se réveiller enfin. Ca suffit maintenant. Les inconnus le fixaient, fébriles, implorants et attristés. 

– Tu es parti si vite. Un soir, alors qu’on réchauffait nos vieilles carcasses autour du feu et qu’on se racontait des histoires, tu t’es levé, tu t’es arrêté ici (elle montra du doigt l’endroit où encore quelques secondes plus tôt, un boyau l’avait recraché), tu as fixé un point pendant longtemps, ça nous a inquiété. Tu étais comme… hypnotisé. Tu ne nous entendais plus. Tu ne nous voyais plus. On n’existait plus. 

Elle planta ses yeux dans les siens, le suppliant de se souvenir d’eux. De se souvenir d’elle.

– Et puis, tu es passé au travers. Comme ça. Pfuit. Disparu. On n’a rien pu faire pour te retenir, ce qui s’est ouvert ne s’était apparemment ouvert que pour toi. Et nous, on n’a rien compris, on est restés là, comme des cons, à tâter ce putain de mur tous les soirs. 

Le cercle d’inconnus se resserra autour de lui.

– Comment tu as fait ?

– Emmène-nous !

– Fais-nous sortir d’ici !

Des voix désespérées, qui lui donnaient envie de partir d’ici sans jamais se retourner, des voix qui se rappelaient vaguement à lui et pour lesquelles, malgré tout, il ne pouvait s’empêcher d’avoir de la peine.  

– C’est quoi cet endroit ?

– Tu ne te souviens vraiment pas…

Dans le regard de la femme, une lueur d’espoir venait de s’éteindre. Elle saisit la manche de Pino et l’attira vers la faible lumière. De son doigt froid et sans vie, elle lui intima de s’assoir, et le groupe, peu à peu se reconstitua autour du feu. 

Elle s’appelait Inès, et de sa voix éraillée, elle lui présenta tous les autres. Pino savait pertinemment que jamais il ne retiendrait tous ces noms, mais cela avait peu d’importance, car il n’y avait qu’elle. Inès.

Elle lui raconta tout. 

Comment ils s’étaient retrouvés captifs de cet endroit dont ils ne savaient rien, dépourvus de souvenirs le précédant, comme si leur vie originelle s’était dissolue dans ces murs qui vibraient parfois d’un écho inconnu. Comment ils avaient noué des liens indéfectibles les uns avec les autres – et à ce moment-là, elle lanca un regard appuyé à Pino qui lui transperça le coeur -, et comment leurs moments de lucidité s’alternaient avec des absences, des rêves étranges dans lesquels leur libre arbitre leur échappait, noyé dans une lumière intense qui blessait leurs yeux trop habitués à l’obscurité. Comment Madame Harbodian les terrorisait à la simple évocation de ce nom sans qu’ils ne soient capables de l’expliquer, comment ils fantasmaient une vie libre, un ailleurs coloré et sans peur, comment ils avaient échaffaudé différentes théories sur leur présence ici, concluant que Madame Harbodian devait les retenir prisonniers pour une raison qu’ils ignoraient.

– Qu’est-ce que Madame Harbodian (frisson collectif) vient faire dans cette histoire ?

– On ne sait pas vraiment. Mais elle est dans tous nos rêves. Je suis persuadée qu’elle est derrière tout ça, d’une façon ou d’une autre. Je le sens. 

Les yeux d’Inès pétillaient à la lueur du feu, d’un savoureux mélange de fascination et de crainte. Pino la trouva magnifique, là, en cet instant, avec cet air de poupée triste que son sourire ne parvenait pas à effacer. 

– C’est elle qui t’a ramenée ici. 

Inès s’allongea et l’attira tout contre elle. L’odeur de ses cheveux – un cocktail de vernis, de bois et de fumée – enivra Pino qui se demanda comment il avait pu trouver un quelconque réconfort dans l’alcool quand le petit corps d’Inès et ses effluves familiers ainsi blottis contre sa poitrine n’attendaient que lui. Il observa les quelques flammes danser dans l’air humide et laissa les contours du feu s’imprimer sur le rouge de ses paupières à-demi closes.

Pino se redressa d’un bond quand quelque chose fit trembler les murs et remua ses entrailles. La vague de panique frappa tout le monde à quelques secondes d’intervalle et bientôt, ils étaient tous debout, bien ancrés sur leurs jambes, les yeux ronds comme des billes.

Un nouveau tremblement fit chavirer la pièce.

– C’est elle, elle arrive !

Des bruits de métal frappé, et puis, le plafond soudain emporté laissa entrer une bourrasque qui souffla le feu. Un flash de lumière paralysa Pino et il tomba à terre, raide comme du bois.

Denise se courba pour pousser son coffre bien trop lourd pour elle le long du couloir. La douleur au creux de ses reins lui rappela qu’elle serait bientôt incapable d’un tel effort du haut de ses soixante-huit ans. Il fut un temps où elle le portait à bout de bras sans difficulté, malgré son chargement de plus en plus lourd au fil des ans. Aujourd’hui, il prenait surtout la poussière, et elle ne le déplaçait que pour en inspecter le contenu à la lueur du lustre, s’assurer que le temps n’en avait rien détérioré et revivre ses souvenirs d’une vie révolue. 

Des ses doigts arqués et gonflés d’arthrose, elle fit jouer le loquet de métal, à gauche, puis à droite, et souleva le couvercle de bois. 

Ils étaient tous là, les compagnons de sa vie. Ceux à qui elle donnait vie chaque soir sous les yeux de centaines d’abord, puis de milliers de spectateurs de tous âges. Depuis toujours, elle faisait parler des poupées, leur attribuait une voix, une attitude, leur offrait une personnalité, leur inventait une vie. Avec le temps, les mots de ses compagnons s’articulaient parfaitement entre ses dents de plus en plus serrées, et sa ventriloquie n’avait de cesse d’impressionner les adultes de son entourage. Ainsi, elle avait remporté sans trop d’obstacles le concours de talents de son école, faisant parler Inès, sa toute première marionnette, un petit bout de femme peureux et angoissé à l’idée que personne ne l’aime. Denise en avait remporté des prix, sous diverses formes. Médailles, coupes, rubans, sculptures d’un goût parfois douteux, maintenant tous alignés sur sa bibliothèque à prendre la poussière, elle avait cumulé les premières parties d’abord, puis rempli d’immenses salles toute seule, comme une grande, à faire rire le monde avec ses poupées de bois articulées. 

Cela l’avait toujours fascinée, cet enthousiasme que pouvait communiquer le public pour des personnalités qu’elle avait inventées de toutes pièces, de l’élocution aux lacets dépareillés des chaussures. Finalement, chacune de ces marionnettes était son enfant, sa création, et elle les aimait entiers, de toutes leurs qualités mais aussi de tous leurs défauts, ceux qui faisaient tant rire les gens et les rendaient si humains à leurs yeux. Elle rêvait souvent d’eux, de chair et d’os, menant leur propre vie, écrivant leur propre histoire, sans l’aide de ses doigts ni de sa voix, et si cela l’émouvait d’abord, elle se réveillait triste et pétrie de culpabilité ensuite. Elle avait cet avantage sur les autres mères de pouvoir garder ses enfants auprès d’elle jusqu’a la fin de ses jours, et elle refusait de s’en priver. Que lui resterait-il ?

Et puis, un jour, elle perdit Pino. 

Pino, c’était ce gentil garçon gonflé d’optimisme qu’elle avait créé spécialement pour Inès. Elle les avait fait se rencontrer à une veillée funèbre (grand potentiel comique que la veillée funèbre) et avait fini par les marier sur scène sous les applaudissements du public. Elle ne l’avouait jamais à voix haute, et mentait aux journalistes qui osaient lui poser la question, mais Pino était son favori. Il était l’ami qu’elle aurait aimé avoir, le frère qu’elle aurait désiré de toutes ses forces, le mari qu’elle aurait voulu épouser. Elle le voulait dans sa vie qui, en dehors de la scène était plutôt morne et solitaire. Une dame vieillissante qui dialoguait avec elle-même.

Alors, quand Pino avait disparu, elle avait cru sentir mourir une partie d’elle. 

Elle ne s’était jamais faite à son absence et avait retourné la maison entière, sans succès. Elle avait cru à un vol, avait impliqué la police qui ne s’était pas privée de se moquer de la situation, avait organisé des conférences de presse, offert une récompense, avait écopé de rumeurs et de coupures de presse qui la traîtaient de menteuse, d’opportuniste, de has been avec pour seul objectif de faire parler à nouveau d’elle. Et Pino, qui ne lui revenait pas.

Elle avait bien essayé de le créer à nouveau, mais chaque prototype ne dépassait jamais son statut de simple copie, tout sonnait faux, outrancier et outrageux. Alors elle arrêta tout. Adieu scène, prix, carrière, bonjour retraite. Sa manière de lui rendre hommage, de faire son deuil. Un deuil interminable auquel elle ne survivrait probablement pas. 

Parfois, comme aujourd’hui, elle ouvrait son coffre aux trésors, contrôlait l’état de ses enfants, de leurs vêtements, de leurs articulations, et les faisait lui parler. Ils lui demandaient de ses nouvelles, s’inquiétaient de sa santé, lui disaient qu’ils l’aimaient et elle pleurait beaucoup.

Elle pris Inès dans ses bras, carressa ses cheveux synthétiques avant de glisser sa main dans son dos et de l’assoir sur ses genoux.

– Denise, Pino est revenu.

Photo by Alfred Kenneally on Unsplash

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