Elle trottine en sortant du train, slalomant entre les voyageurs pressés. Elle n’est pas vraiment en retard, mais pas tout à fait en avance non plus. Elle a rendez-vous avec lui dans cinq minutes et le manquer est hors de question. Pas seulement parce que c’est lui : dans chacune des strates de sa vie, elle s’arrange pour que tout soit minutieusement chronométré. Mais il se trouve qu’aujourd’hui, ce rendez-vous lui est suffisamment cher pour accélérer la cadence. C’est au pas de course qu’elle martèle les graviers de la cour d’immeuble avec ses talons usés, fait voler la porte d’entrée et s’annonce à la réceptionniste, le souffle court. Derrière un sourire de façade, on lui fait signe de patienter au milieu de patients endormis qui sentent le tabac froid. La fontaine à eau souffle des bulles et la machine à café ronronne en réponse aux sonneries de téléphone. Derrière le comptoir de l’accueil, la réceptionniste raconte son weekend à sa collègue d’une voix suraiguë qui trahit son excitation, et une certaine immaturité enrobée de candeur.
Elle choisit toujours le même fauteuil, celui proche du cabinet et face à la réception, depuis lequel elle peut observer le petit théâtre qui se joue sous ses yeux, le bal des patients allant et venant, ceux qui prennent de nouveaux rendez-vous, ceux qui repartent, déçus de la prestation, ceux qui s’éternisent à l’accueil en espérant arracher un sourire de la réceptionniste à grands coups de jeux de mots et de blagues un poil lourdes. Elle préfère rester dans son coin, à demi invisible derrière les pages de son épais livre. Et l’attendre.
Elle reconnaît son pas sur le carrelage du couloir, ce pas décidé qui fonce vers la réception sans se retourner pour confirmer l’arrivée de la patiente suivante. Son arrivée.
Il se retourne, lui sourit.
– Madame Carigue, par ici.
Chaque semaine, il l’entraîne dans un coin différent de la permanence. Son cabinet n’est jamais à la même place. S’expliquent ainsi les pièces vides et dénuées de personnalité qui semblent vouloir crier aux patients de ne pas s’attacher aux lieux.
Dans les couloirs, ça sent l’huile de massage et le désinfectant pour les mains, et sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi, ces odeurs la rassurent. Elle le suit, docilement, prenant soin de placer ses pas dans les siens, se calant sur son rythme, les ondulations de son bassin suivant scrupuleusement les siennes.
D’un geste désinvolte, il lui indique le siège patient et prend place derrière son minuscule bureau. Il lui sourit à nouveau, fait briller l’azur de ses yeux en ouvrant son dossier patient. Il lui demande de ses nouvelles, en quoi peut-il l’aider ? Il la connaît bien, mène le traditionnel interrogatoire de début de consultation en énumérant ses différents points de tension. Nuque, épaules, lombaires, bassin. Elle retire son t-shirt. Lui tourne le dos. Il l’observe, longuement, avant de plaquer ses mains fraîches sur son dos. Il cherche le noyau de la douleur, le nœud qui la fait se tordre sur la table de massage. Il fait rouler sa peau diaphane entre ses doigts, exerce une pression ici, une torsion là pendant qu’elle ferme les yeux et se laisse bercer par les grincements de ses os retrouvant leur place.
Elle aime reposer sa tête dans le creux de ses mains, sentir le bout de ses doigts pianoter sur ses cervicales tout en étirant les muscles de son cou, à droite, à gauche. Des images de plénitude l’envahissent, elle écoute le chant lointain de la mer, se rappelle la sensation confuse du sable engloutissant ses pieds, les clapotis de l’eau venue frapper les rochers de la digue colonisée par les crabes, et elle aimerait que cette douce parenthèse d’une demi-heure ne cesse jamais, que Lui et ses divines mains l’accompagnent partout, tout le temps. Elle l’imagine sur la plage à ses côtés, allongé sur une épaisse serviette humide, ses lunettes de soleil lui renvoyant son propre reflet ensablé.
Ils se regardent par à-coups, comme pour éviter de trop s’exposer à l’autre, rhabillant à tâtons la situation qui se dénude à chaque mouvement, aussi subtil soit-il. Il lui demande de respirer fort. Elle s’exécute et profite de cette excuse pour retrouver un semblant de calme au fond de sa cage thoracique. Parfois, quand son regard croise le sien un bref instant, elle a l’impression d’y voir une lueur, quelque chose qu’elle lui inspire en plus du sourire et de la bonne humeur; mais il lui est déjà arrivé de se tromper à ce sujet, alors elle inspire, expire, et se persuade qu’il est simplement aimable parce qu’elle le paye. N’est-ce d’ailleurs pas une alliance à son annulaire ?
Et puis, vient le moment qu’elle redoute à chaque fois, celui où le contact se rompt, où sa peau palpite encore de son toucher fantôme alors qu’il lui demande de se relever, de faire quelques pas.
Il la regarde marcher comme un laborantin observe une souris dans un labyrinthe de papier, du haut de cette curiosité médicale, de cette satisfaction du devoir accompli absente de toute autre forme de sentiment, et elle se méprise, une nouvelle fois d’y avoir cru, d’avoir seulement pensé être spéciale aux yeux de l’homme qui lui fait tant de bien.
– Vous pouvez vous rhabiller, Madame Carigue.
Et elle s’exécute, gentille petite femme discrète, pétrie de honte et de haine pour elle-même, pour cette imagination qui déborde, envahit tout sur son passage puis reflue et rejette le peu d’estime qu’il lui restait pour sa personne. Elle se sent sale. Sale et idiote.
Ils se serrent la main à l’aveugle, et cette fois, c’est elle qui ouvre la marche jusqu’à la réception, son portefeuille en main, le sac glissant de son épaule encore vrombissante.
– Pensez à équilibrer la charge sur vos épaules. Changez régulièrement votre sac de côté, ou alors optez pour un sac à dos. À bientôt.
Il disparaît derrière une porte sortie de nulle part sans un regard pour qui que ce soit.
– Tout s’est bien passé Madame Carigue ?
Attend-on seulement une réponse de sa part ? Dans le doute, elle prend cette phrase pour l’ultime signal. Elle dégaine sa carte bleue, essaye tant bien que mal d’ignorer ce montant à trois chiffres la mettant hors budget, et se promet de ne plus remettre les pieds dans cette salle d’attente bien trop vivante pour elle après une telle mise à mort.
Elle range sa carte dans son portefeuille puis le portefeuille dans son sac, avant de remettre péniblement sa veste, puis la bandoulière de sa sacoche en travers de la poitrine, quand une main se pose sur son épaule et la fait pivoter sur ses pieds embrouillés.
– Surtout n’oubliez pas de vous hydrater, j’ai oublié de vous le dire cette fois, mais vous avez l’habitude ! Faites attention à vous.
Il lui sourit et lui fait un signe de la main avant de disparaître à nouveau.
C’est décidé.
Elle reviendra la semaine suivante.
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