Renaissance

Ca me dit quelque chose.

Elle fronça les sourcils en se débattant avec un raz-de-marée de souvenirs.

Ce virage, ce nid de poule, ce panneau de limitation de vitesse légèrement penché; elle avait la nette sensation de connaître cet endroit. Mais elle s’était trompée déjà tant de fois qu’elle n’osait plus se faire confiance. Quand vint le panneau indiquant le nom de son village, “Hermont 3.5km”, elle s’arrêta, d’abord pour reprendre son souffle, puis pour s’assurer que ses yeux ne lui jouaient pas de vilain tour. Mais non, elle ne rêvait pas. Elle y était presque.

Elle enfourcha à nouveau son vélo et laissa les couinements du pédalier lui inspirer quelques airs oubliés. Chantonner dans les bourrasques de vent du nord, laisser monter l’excitation sans craindre pour sa vie, seulement pour quelques secondes sur les routes de campagne désertes, ou presque, ça ne lui était plus arrivé depuis une éternité.

De toutes ses forces, elle serra les deux poignées de frein et traîna ses semelles de caoutchouc sur le bitume. Elle n’en croyait pas ses yeux : la statue de Saint-Jean était toujours là, pointant du doigt la cuve dans laquelle Hermont se dressait fièrement autour de son église. Une main en visière, elle tenta de situer sa maison en périphérie du village, et sursauta lorsqu’une nuée d’oiseaux s’envola dans un millier de battements d’ailes. Mieux valait éviter le centre du village et contourner la bourgade.

Le soleil déclinait déjà, soulevant dans l’air l’odeur âpre de la mort. Épuisée, elle laissa tomber son sac à ses pieds dans un soupir de soulagement.

Depuis combien de temps arpentait-elle les routes ? Combien de nuits avait-elle passées blottie dans un placard, sous un bureau, ou allongée sur le lit d’un inconnu dans des draps qui sentaient la poussière ?

Elle avait cessé de compter après cent onze. Le nombre lui plaisait, et elle n’avait plus la force de patienter sagement jusqu’à la nuit numéro deux-cent-vingt-deux, juste pour que ces trois chiffres idiots finissent par lui arracher une ébauche de sourire. Il valait mieux cesser de compter, pour ne pas perdre la raison. Ou peut-être était-ce pour la perdre plus rapidement ? Elle n’était plus sure. De toute façon, elle n’était plus certaine de grand chose ces derniers temps.

Derrière son immense portail de métal et ses clôtures hautes comme deux hommes, la propriété semblait avoir échappé à la fin du monde. Ici, pas de cris, pas de sang, pas même de cadavre en décomposition, juste des herbes folles et des vignes indomptées courant sur les nombreux volets fermés. Le manoir était vide. Les portes n’avaient pas été forcées, aucune fenêtre brisée. Une vraie parenthèse, un petit anti-cyclone dans ce climat de fin du monde. Le dernier bastion humain, encore intouché par l’infamie.

Appuyée à la rampe, sac à dos à bout de bras, elle grimpa les escaliers au rythme saccadé de ses jambes flageolantes. La porte, intacte, portait toujours son heurtoir à tête de lion. Du bronze massif duquel elle aurait joué volontiers, juste pour profiter de son écho et l’entendre converser avec le vide, si seulement le moindre bruit ne risquait de trahir sa présence et lui coûter la vie. Elle posa sa main sur la lourde poignée qui ne tourna pas. Bien sûr. Le manoir était resté inhabité pendant tout ce temps, et le verrou solide. Sous le auvent, la légère brise faisait valser les tas de feuilles mortes. Ses jambes ne la portaient déjà plus. Elle glissa le long de la porte jusqu’au sol, et commença l’inventaire rituel de son sac à dos.

Un briquet en fin de vie, deux allumettes dans la boîte cartonnée d’un hôtel de luxe maintenant en ruines, trois cigarettes, du ruban adhésif ; très épais, épais, moins épais ; deux conserves de sardines à l’huile probablement périmées (elle ignorait la date du jour), une gourde dont l’eau sentait la féraille, une flasque d’un alcool non-identifié (elle n’avait jamais bu d’alcool avant la fin du monde), un couteau papillon, des chutes de tissus variés pour changer à intervalles plus ou moins réguliers celui qui protégeait ses voies respiratoires, un pain de savon senteur lavande roulé dans un vieux torchon de cuisine, le petit album photo arraché à un cadavre, une cargaison de piles plus ou moins usagées, son portefeuille : trois-cent-vingt-deux euros, deux cartes bancaires, une carte de fidélité dorée d’un grand bijoutier, quelques pièces, la photo d’un homme qu’elle peinait à reconnaître, quelques instantanés de gens souriants mais certainement morts, un trèfle à quatre feuilles jauni entre deux bouts de ruban adhésif transparent. Et un énorme trousseau de clés hétéroclites : des grandes, des petites, des anciennes, des modernes, en métal blanc, en laiton ou en fer forgé. Le tout lié par un porte-clés aux armoiries d’une grande famille. La sienne.

Lorsqu’elle inséra la clé dans la serrure, le métal ne résista pas, tout coula de source et la porte s’ouvrit sans un accroc, comme si l’homme à tout faire (comment s’appelait-il déjà ? Carl ? Claus ? Claude ?)  l’avait huilée la veille en prévision de son retour.

À l’intérieur, rien n’avait changé. Bien sur, les couleurs avaient passé, et le tout affichait des teintes plus ternes, comme sur une photo d’époque. La poussière n’avait rien épargné, l’humidité avait envahi l’atmosphère et répandu son odeur rance, mais elle était chez elle. Ses frêles jambes de petite fille riche l’avaient portée jusqu’ici à travers l’Enfer, elle fut donc simplement soulagée de sentir enfin autre chose que l’odeur de chair en décomposition incrustée dans ses cheveux et ses vêtements.

L’immense salon baigné dans la pénombre était transpercé de faisceaux lumineux que les volets accueillaient dans leurs interstices. La lumière de début de soirée, l’heure dorée, soulignait dans ses lances orangées les particules de poussière qui flottaient dans l’air en tourbillons épars, et contrastait avec le froid bien installé dans la pièce qu’elle balayait du regard. Elle devina l’épaisse masse sombre du canapé en velours dans lequel elle avait toujours rêvé de s’enfoncer toute entière. Mais une telle attitude n’était pas permise sous ce toit. Les enfants devaient toujours se tenir droits et parfaitement posés sur le rebord de l’assise. C’était presque un crime de posséder un si joli et confortable canapé pour ne jamais pouvoir en profiter.

Au pas de course, elle se jeta dessus. Après avoir rebondit deux fois, une quinte de toux la plia en deux. La poussière, encore et toujours, lui en fit voir de toutes les couleurs, mais sans aucun regret et une fois la toux passée, elle cala ses hanches engourdies dans les creux des coussins pour s’endormir presque instantanément.

Elle sombra dans ce sommeil agité, léger et sans rêves dont elle avait désormais l’habitude, une oreille au repos, l’autre à l’affût du moindre bruit. Les réveils se faisaient toujours en sursaut, accompagnés d’une perte de repères dont il fallait se débarrasser au plus vite pour avoir une chance de rester en vie, et celui-ci ne fit pas exception.

Son t-shirt collé à la peau de son dos, elle fut parcourue d’un frisson avant de se rappeler que ces murs étaient autrefois les siens, et qu’ils renfermaient ses meilleurs comme ses pires souvenirs. Les pires, avant que tout bascule. Sur les genoux, elle fouilla dans son sac à l’aveugle puis se dirigea vers la cheminée à tâtons. Elle attrapa deux bûches qui flanquaient la cheminée, les plaça dans son antre, puis craqua une allumette qu’elle déposa sur le bois légèrement humide. Lentement, le feu prit.

Elle alluma l’une des lampes à huiles dont les domestiques raffolaient tant (l’électricité, c’est de la sorcellerie, lui avait un jour lancé Marine. Ou était-ce Maryse ? Marie ?), puis, la lumière à bout de bras, décida d’emprunter le grand escalier de bois menant aux étages dans une symphonie de grincements.
Le vide du corridor lui sauta à la gorge. D’un autre temps, elle devait le traverser d’un pas sûr et régulier, forçant les domestiques à attendre son passage dans les alcôves. C’était un couloir basé sur une architecture ancienne : un long cordon à emprunter en file indienne dont la gouvernante ouvrait le plus souvent la marche, ses gros bottillons à talons résonnant dans chacune des pièces.

Aujourd’hui, il n’y avait plus personne sur sa route, personne à éviter ni à saluer, et son pas ne s’en fit que plus timide et incertain.  Les portraits familiaux n’avaient pas bougé et lorgnaient sa silhouette qui se détachait de l’ombre dans un clair-obscur vacillant. Un pied devant l’autre; un grincement grave, un autre aigu; elle s’attendait à voir surgir d’une alcôve le cadavre réanimé d’une domestique. Sur ses gardes, elle passa devant les trois salles de bain et les quatre chambres de maître avant de s’arrêter devant la sienne, là, tout au bout du couloir. D’une main tremblante, elle poussa la porte, sa porte, et avant que la poignée ne cognât son buttoir, elle se revit, pétrie de colère sortir de sa chambre en traînant derrière elle sa valise à roulettes fermée à la hâte. Elle venait de briser l’immense cochon de porcelaine que des proches avaient pris soin de lui offrir à sa communion solennelle et de remplir au fil des ans ; ne laissant à terre que des pièces et quelques petites coupures. Elle enfonça la boule de billets dans la poche de sa veste, puis quitta la maison sous les cris et les objets volants venus s’écraser à quelques centimètres de son crâne.

Elle avait merdé. Mais elle n’avait aucun regret, elle ne s’était jamais sentie aussi vivante, aussi maîtresse de son destin qu’après cette volée de portes. Une opportunité en or comme celle-ci, même de l’autre côté de l’Atlantique, ça ne se refusait pas, fin de la discussion. Alors, elle avait accepté sans solliciter l’opinion de personne, encore moins de ses parents. Ils avaient choisi d’en faire tout un drame, au lieu de se réjouir pour elle, de la féliciter comme des parents normaux. Tant pi pour eux, et bonjours chez vous.

Aujourd’hui, le silence des lieux l’assourdissait, bien plus que le souvenir des cris, des pleurs, ou du verre et de la porcelaine brisés. Une partie d’elle était restée entre ces murs ce jour-là, tapie dans un coin de la pièce à canaliser sa colère et calmer ses tremblements. Elle aimait penser que cette partie d’elle avait fuit les lieux entourée de ses parents et sa fratrie, d’un même pas. Que d’une certaine façon, elle avait pu leur dire combien elle les aimait malgré leur attitude de vieux cons snobinards. Ou qu’elle avait simplement eu le courage de leur dire un au-revoir franc, dans le blanc des yeux, avant de finir déchiquetés par des mâchoires humaines jusqu’au dernier.

– Y a quelqu’un ?

Non, bien sûr qu’il n’y avait personne.

Ça t’apprendra à refuser de cohabiter avec tes regrets, ma grande, pensa-t-elle. Tes illusions aussi se sont fait bouffer, j’espère que t’en es consciente.

L’écho de sa voix venait de rebondir sur chacune des parois de son ancienne chambre, immense et froide. Mais ça n’avait déjà plus d’importance, parce qu’elle était toujours là, intacte, posée sous la grande fenêtre aux volets scellés.

Sa platine.

Ni une, ni deux, elle s’agenouilla, fouilla dans le bac à vinyles avant d’en extirper un, qu’elle contempla l’oeil humide et posa sur le couvercle de plastique. Elle se releva, et ses pensées fusèrent.

En pénétrant dans la bâtisse, elle n’avait essayé aucun interrupteur, supposant que l’électricité n’existerait plus jamais, comme presque partout ailleurs dans le pays, probablement dans le monde. Mais c’était une erreur. Ça devait être une erreur. Conservatrices comme l’étaient les familles aristocratiques de ce pays, un générateur d’électricité secondaire planqué quelque part avait dû prendre le relais. Du bout du doigt, elle poussa le bouton qui flanquait la porte.

Clic.

Les ombres s’évaporèrent et la lumière fit briller les pampilles poussiéreuses de son lustre dans un léger son statique.

Bienvenue chez toi, ma grande, et merci la sorcellerie.

L’un après l’autre, elle laissa tomber au sol chacun de ses vêtements, seconde peau percée, déchirée, ensanglantée, empestée qui gisait désormais à ses pieds en un tas de lambeaux informes. Une peau morte. Une mue.

Elle sentit chacun des poils de son duvet se dresser et porter un frisson de l’arrière de ses oreilles à la pointe de ses malléoles. Elle s’enroula dans son peignoir-éponge, tira la chaise et fit face à sa coiffeuse, sur laquelle reposait encore tous les produits de beauté qu’elle n’avait pris la peine d’emporter. Tellement de senteurs chimiques oubliées, tellement de produits qu’elle jugeait autrefois nécessaires à sa routine qu’aujourd’hui, nue sous son peignoir et pas lavée depuis des mois, elle ne savait par quoi commencer.

Du bout des doigts, elle humidifia un disque de coton et s’en frotta le visage.

Sans s’attarder sur sa couleur répugnante, elle le jeta dans la corbeille à ses pieds et prit le temps d’observer ce visage crispé, entaillé qu’elle peinait à reconnaître. Elle fit courir son index sur l’arrête granuleuse de son nez puis sur la commissure de ses lèvres abîmées jusqu’à son menton, brûlé et râpé dont les croûtes la démangeaient. Puis, ce qui suivit ne fut que le résultat de la mémoire du corps et des gestes. Elle avait eu l’impression d’avoir abandonné le volant de son véhicule à d’autres mains passagères, et d’observer la scène depuis le siège voisin. Un coup de pinceau ici, une touche de poudre là. Ainsi, lorsqu’elle reprit les rennes, elle constata qu’elle était maquillée parfaitement. Comme avant, quand son père et sa mère avaient pour elle une toute autre vision de l’avenir. Avant, quand rien n’était plus important pour eux que de la jeter au bras du meilleur parti de la région.

Elle ouvrit l’immense armoire de la chambre maîtresse et décrocha l’un des vêtements encore dans sa housse, qu’elle posa sur le lit de ses parents. Elle ne se souvenait pas avoir un jour effleuré de la sorte leur intimité, ni même réalisé qu’ils puissent en avoir une. Il avait fallu une fin du monde et leur mort plus que probable pour les désacraliser. Too little, too late, aurait commenté sa colocataire américaine dont la voix nasillarde continuait de hanter ses pensées contrairement aux contours de son visage, évaporés.

Elle fit glisser la fermeture éclair de la housse plastifiée, détacha la robe de son cintre et la passa, ignorant la vingtaine de centimètres de jambes lui faisant défaut. Puis, d’un geste automatique, elle entortilla ses cheveux avant d’y glisser un peigne d’argent et de pierres précieuses. Son reflet dans le miroir lui renvoya l’image de sa mère, à son âge. Cette femme élégante, inatteignable, dont les yeux et la beauté froide transperçaient les cœurs au travers des portraits de famille. Le même port de tête. La même ride du lion. Le même regard hanté.

Elle regagna sa chambre d’un pas lent mais déterminé, saisit la poignée de  l’immense fenêtre et souleva le loquet des volets de bois qu’elle repoussa violemment, comme dans cette publicité populaire des années quatre-vingt-dix où une dizaine de femmes en colère ouvraient et fermaient leurs volets avec fracas en hurlant à la caméra le nom d’un parfum. Elle se sentait bien un peu égoïste en l’instant, mais quelle importance ? Il n’y avait plus personne à qui penser avant soi-même désormais. Un courant d’air s’engouffra dans la chambre et fit tomber le disque vinyle à ses pieds. Elle en observa un moment la pochette rouge, et le portrait de Maria Callas. L’Habanera d’un célèbre opéra français, dont l’héroïne lui avait valut son prénom. Carmen.  

Sans plus attendre, Carmen posa le disque sur la platine, plaça le bras dans un sillon et poussa le bouton volume à fond. Dès les premières notes de ce tango de violoncelles endiablés, elle entra dans une transe qui la fit virevolter dans toute la pièce et chanta à tue-tête ces paroles qu’elle connaissait par cœur depuis toujours.

Au deuxième couplet, les grognements commençaient déjà à se faire entendre, et au troisième, ils semblaient lui hurler en retour le très fameux prends garde à toi. Parfait.

Au quatrième couplet, ils étaient des dizaines agglutinés aux fenêtres du rez à râler et claquer des dents presque en rythme. Impeccable.

A sa grande surprise, Carmen soutint la dernière note à la perfection, sans trémolo dans la voix, même lorsqu’elle ouvrit la porte d’entrée à la volée et fit face à la horde qui ne fit qu’une bouchée de la diva endimanchée. Il n’était jamais trop tard pour les exploits, même sans témoin pour en tenir compte.

 

Photo by Annie Spratt on Unsplash

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