C’est délicat de m’adresser à toi. Ça l’a toujours été.
On ne s’est jamais comprises; toi par manque de mots, moi par leur abondance. Ou est-ce simplement le résultat d’une paresse mutuelle, d’un désintérêt flagrant l’une pour l’autre, d’un manque de sentiments ? Je crois qu’on ne le saura jamais vraiment. Du moins, on ne l’admettra jamais vraiment, et j’ai fait ma paix avec ça. Je ne cherche plus de réponses à mes questions, plus d’excuses à nos attitudes, plus de bruits pour combler nos silences. Le temps me file entre les doigts, il n’est plus question de remuer la vase du passé dans l’étang de mon présent déjà un peu pollué.
J’ai rabattu le couvercle d’une boîte à souvenirs où tu gisais déjà, poussiéreuse et évanescente image d’une mère pleine de regrets auxquels je donnais des traits humains. Humains, mais différents. Trop, peut-être. Si différents qu’il te fut plus facile de me considérer comme la fille de ton mari plutôt que la tienne, laissant se creuser un fossé entre nous qui depuis lors n’eût de cesse de s’élargir pour y accueillir tes regrets toujours plus nombreux. Car un regret n’arrive jamais seul.
Il m’en a fallu du temps, pour avoir la force d’admettre que malgré tout, tu as fait de ton mieux avec ce que tu avais. Parce que je ne crois plus que tu aies été brisée par ton passé, larguée dans une vie qui n’a jamais été la tienne, où tes choix t’étaient soufflés de tous les côtés par d’autres, persuadés de n’aspirer qu’à ton bonheur. Je ne le crois plus, non.
J’en suis convaincue. Et ça t’a rendue malade. Tout comme je le suis aujourd’hui.
Oui, maman, je suis malade. Une vilaine maladie mentale implantée depuis des décennies, celle-là même qui te faisait dire dans un sourire sardonique que j’étais incapable de supporter le changement quand j’avais seulement besoin de repères ; que je vivais dans mon monde quand je cherchais juste à fuir nos réalités grises ; que je n’étais qu’une affabulatrice quand je ne désirais que distiller la beauté autour de nous pour que nous n’en manquions plus jamais. Cette maladie enracinée dans mes entrailles, qui a fait de moi une enfant distante et dépourvue d’humeurs, une jolie poupée tiède au regard un peu vide de sens ; puis qui m’a transformée en adulte brûlante de fièvre, lancée à toute vitesse sur une courbe émotive faite de pics et de creux.
Je suis malade et je ne l’ai pas vu venir, tant tu m’as répété que les symptômes de cette saloperie faisaient partie intégrante de ma personnalité, celle qui grandissait dans notre fossé empêtrée dans tes regrets.
Je pense sincèrement que nous ne nous connaissons pas. Nous nous sommes côtoyées dans les ombres, rongées par la maladie, et si éloignées de nous-mêmes qu’il nous était impossible d’appréhender l’autre, de le découvrir sous son vrai jour, en dehors des nuances de gris, au-delà des mises en scènes. Je ne sais pas si nous aurons un jour l’occasion de nous rencontrer, allégées de nos tumeurs une fois nos racines démêlées, mais je suis curieuse, et je sais de source sûre que les surprises continuent de jalonner ma vie. J’espère qu’elles fleuriront sur la tienne et t’arracheront le sourire que je n’ai jamais su faire naître sur tes lèvres.