Take her to the moon for me

Il y a des vides autour desquels je ne peux plus danser.
Des cratères immenses dont les bords continuent de s’effondrer à mesure que j’y pose les pieds. Des abysses qui me séparent que ce qui a été. De ce qui aurait pu être. De ce qui ne sera plus jamais. Je ne peux plus danser sans craindre la chute.
Dans ma vision périphérique est bloquée cette petite tâche blanche qui me suit partout où je vais, et je dois me rappeler que ça ne peut plus rien être d’autre qu’une hallucination mémorielle, quelque chose d’imprégné si profondément en moi que tout, absolument tout prend subitement les contours de mon chat, puisqu’il n’est plus là pour le faire lui-même.

Il y a ce canapé incrémenté de nos corps, ce petit coin de plaid couvert de poils blancs que je suis incapable de frotter de la paume de ma main alors que je le faisais par habitude avant. Il y a cette gamelle demeurant vide qui commence à attirer quelques moucherons, cette litière que je ne peux me résoudre à changer, ces traces de vomi sur la moquette qu’il a bien fallu tenter d’effacer en martelant à tout rompre qu’il était hors de question de l’effacer, lui. Il y a toutes ces photos, ces vidéos dans mon téléphone où un fantôme remue et me fait les yeux doux, toutes ces preuves d’une vie entière passée à grandir l’un contre l’autre qui me font me sentir vieille âme témoin de la disparition des siens un à un.

La mort c’est un vide immense avec lequel il faut composer, apprendre à danser. Mais je n’y arrive plus. La mort, je l’ai trop vue. Elle nous a déjà tant pris qu’on doute avoir encore quelque chose à donner en dehors de nous-mêmes. On sait qu’elle ne fait que son boulot, mais on aimerait qu’elle nous foute la paix et aille exercer ailleurs. On veut de la vie, pour changer, même si on en connait tous la fin. Il y a six ans, on me tendait à bout de bras une boule de poils blanche paniquée qui hurlait son désaccord d’à peu près tout. Dans ses grands yeux bleus ont lisait un monde constellé, des guerres, des révoltes, des émeutes, mais aussi de la paix, de l’amour, du bonheur. Il y avait deux chatons restant à l’adoption dans le refuge, nous avons adopté celui que la bénévole a réussi à attraper. Ni plus, ni moins. On ne l’a pas choisi, pas vraiment, c’est la vie qui s’en est chargé, mais on ne l’a jamais regretté, ce non-choix. Et voilà que six ans d’existences entremêlées plus tard, la vie décide de foutre le camp en pleine nuit, sans prévenir, de vider mon chat de son essence, le laissant choir sur le canapé comme un mal-endormi, les yeux vitreux et le museau encore chaud. Depuis, on ne sait plus comment se mouvoir dans l’appartement sans heurter son fantôme, nous faisant enjamber des gouffres de tristesse et de désespoir à chaque pas de porte. Impossible de danser dans ces conditions.

Il y a chez nous des recoins hantés par de gentils fantômes avec lesquels on apprend à vivre. Des bouts de moquette encore chaude dont on jurerai que la couleur diffère, tout élimés par des siestes répétées qu’ils sont. Des miaulements lointains qui vivent pour toujours aux creux de nos oreilles, des gestes tellement ancrés dans notre ADN qu’on les accompli mécaniquement, en oubliant qu’il faut désormais tout conjuguer au singulier. Mais ça ne compte pas pour du beurre, ce pluriel qui n’est plus, car mes fantômes, je les nourrirais volontiers jusqu’à la fin de mes jours. Je ne veux pas oublier. Je ne veux pas m’habituer aux contours vides. Je veux me souvenir, je veux que leur présence continue de me surprendre, de me faire rire ou pleurer. Je veux qu’ils fassent vaciller mes bougies et souffler un vent calme dans les couloirs de ma vie. Les gentils fantômes sont les amis éternels, ceux qui veillent sur nous depuis leur perchoir préféré, et si on regarde attentivement, ils laissent des traces. J’en suis persuadée.