Not today, Satan

Quand je suis entrée au collège, j’habitais une petite ville peu développée. Je vivais dans un quartier tout juste sorti de terre, à la frontière de la ville séparée en deux par les voies de chemin de fer, qui nous reliaient à la capitale en une heure. A cause de cette coupure en son centre (personne n’avait pensé à construire un pont chevauchant les rails apparemment), mon collège se trouvait à l’extrême opposé de la ville. Quarante-cinq minutes de marche aller, quarante-cinq retour, le tout avec un cartable rempli à ras bord de livres à couvertures dures, qu’il neige, qu’il pleuve, ou qu’il vente. Quarante-cinq minutes à la merci des éléments – à la merci du monde.

Je voyais le monde comme une série de cercles concentriques : je quitte ma chambre, je quitte la maison, je quitte le lotissement, je quitte le quartier pour enfin pénétrer dans une nouvelle série de cercles concentriques : j’arrive dans un nouveau quartier, j’arrive dans un nouveau lotissement, j’arrive dans un nouveau bâtiment, j’arrive dans une nouvelle salle. Entre ces deux univers, c’était le Far West.

Un matin, le sac à dos faisant courber mon échine, je marchais sur le sentier longeant la route à la sortie du lotissement. J’avais onze ans. Je gardais les yeux fixés sur les deux enfants une trentaine de mètres devant moi, essayant de marcher suffisamment rapidement pour maintenir notre écart sans pour autant l’élargir. Ainsi, j’occupais mon esprit à une chose et une chose seulement, pour me permettre de bloquer tout le reste : les klaxons de divers conducteurs à notre égard, les regards appuyés des lycéens sur le point d’entrer en première heure de cours, la montre qui faisait gonfler mon poignet et dont le tic-tac assourdissant semblait me hurler que je serais en retard, quoi que je fasse. Une fois le lycée dépassé – si la chance me souriait – les grilles du stade attenant étaient parfois ouvertes. Le traverser en diagonale me faisait gagner quelques minutes. J’aimais bien grapiller du temps sur le trajet pour calmer l’angoisse à mon poignet, car être en retard signifiait passer à la vie scolaire pour remplir un billet vert – date, heure, motif du dit-retard- à faire signer par le représentant légal, a.k.a. ma mère. Plutôt mourir, donc.

Ensuite, il fallait longer les champs qui flanquaient le bois, et là tout au bout, se trouvait le très redouté Chemin Blanc. Un sentier piéton, dont le gravier épais et homogène semblait peint. Un sentier aux dizaines de sillons à droite et à gauche, aux recoins non éclairés invitant au pire. Tout le monde le savait, sur le Chemin Blanc, il ne fallait pas traîner. Et ce matin-là, j’ai eu peur. Plus que d’habitude. Alors, face au Chemin Blanc et aux différents scénarios dans lesquels je trouvais une fin tragique, j’ai abdiqué. J’ai contourné par la droite, direction La Renardière, pensant tourner le dos au danger et m’en éloigner.

La Renardière, c’était cette cité qu’habitaient tous mes copains, à seulement cinq minutes à pied du collège. C’était des odeurs d’épices dans l’air à toute heure, c’était la musique qui s’échappait des fenêtres entrouvertes, les mamans qui guettent leur enfant engagé sur le chemin de l’école et leur disent aurevoir pour la journée, le parfum chimique des tags graffés la nuit passée. C’était aussi, trop souvent, 15 étages à gravir à pieds à cause des pannes d’ascenseurs, des portes en verre éclatées à coups de batte de baseball pour des raisons que nous nous efforcions d’ignorer, les larmes de mon amie après avoir été une nouvelle fois cambriolée, des lampadaires aveugles rendant certains angles plus sombres et redoutés. La Renardière me fascinait autant qu’elle m’effrayait. Je venais d’un autre monde. Un monde où les gens vivent dans des maisons avec jardin, autour d’une jolie place fleurie. Un monde à une heure de marche pour nos petites jambes. Un monde que mes copains m’enviaient parfois, alors tais-toi et marche. La marche, c’était le prix à payer pour vivre dans une maison, loin des battes de baseball qui frappent les vitres et cassent les rotules. Je le payais volontiers, bien consciente de ma chance de vivre dans des cercles concentriques aussi calmes.

Le chemin qui longe la Renardière est parsemé de petits bossus, élèves à cartables trop remplis qui traînent la patte en direction du collège. Je les vois, les habitants du coin, parfois il courent, parfois ils traînent, jamais ils ne marchent. Moi je reste désespérément derrière eux, quoique je fasse, je me sens incapable de rattraper même les plus lents d’entre eux. Ainsi, je me retrouve bien vite seule, ralentie par le poids de mon retard qui ne fait que s’alourdir à chaque minute qui passe. Il y a mes talons qui claquent sur le goudron humide. Il y a des portes qui s’ouvrent et se ferment au loin, des gens qui s’interpellent, des voitures qui klaxonnent pour des raisons obscures. Et puis plus rien. Juste moi, qui martèle le sol de mes baskets Carrefour, mon souffle qui s’écourte et le tic-tac de ma montre qui ponctue chacun de mes pas. Je suis seule, et pourtant je me sens observée. Je passe devant une longue rangée de voitures garées, et j’ai l’impression de voir une ombre glisser de l’une à l’autre, quelque chose au souffle rauque, attendant le moment opportun pour bondir. J’accélère le pas, je ne veux pas imaginer ce qui pourrait m’arriver, je ne veux pas évaluer la distance qu’il me reste à parcourir afin d’être en sécurité, je ne veux pas me voir mourir sur le sol détrempé.

Un frisson. J’ai froid dans tout le corps alors que mes joues brûlent. Il y a quelqu’un derrière moi. Je déteste marcher avec quelqu’un dans le dos. Alors je m’arrête. Je me retourne. Au bout du chemin, là où je me suis engagée quelques minutes auparavant se tient un homme en imperméable avec un chien en laisse. Un chien énorme, immense, je pense que la perspective est surement faussée, qu’un si grand chien ça n’existe que dans les films, que la pluie me joue surement des tours. Et puis, l’homme se baisse, détache l’animal dont la queue se met à battre l’air. Il hurle.

Attaque !

Le chien s’arc-boute et bondit en ma direction. C’est impossible. Il y a forcément une explication à cette scène. Le maître du chien se trouve peut-être plus en avant sur le chemin, peut-être est-ce lui qui a crié le nom du chien et mon imagination a fait le reste. Peut-être que le chien est inoffensif et va simplement me sauter dessus pour me couvrir de bave, comme les dogs allemands de mes voisins qui m’ont poussée dans les rosiers avant de me lécher le visage quand j’avais 4 ans. Peut-être que c’était une blague. Ou peut-être que je vais mourir, me dis-je, alors que le chien grogne et gagne du terrain.

Alors je cours, j’oublie que j’ai des jambes, que je suis un humain soumis aux lois de la physique, et je vole, je glisse, à la fois retenue et emportée par le poids de mon cartable dont j’oublie jusqu’à la fonctionnalité. Ce n’est plus moi aux commandes de ce petit tas de chair, c’est quelqu’un d’autre, quelqu’un de prompt aux décisions de survie, quelqu’un qui a pris le volant en me poussant violemment sur le siège passager, après tout, je ne sais pas conduire, moi je regarde le paysage défiler à toute vitesse, le sol s’effacer sous mes pieds qui deviennent flous, je vois mes mains pousser deux grosses portes en verre, je me vois tomber sur une plaque de métal et maintenir du pied les portes fermées. Je vois le chien se jeter de toutes ses forces sur la cabine, faire frémir le verre et trembler mes genoux. Je m’entends crier et pleurer, ou peut-être est-ce seulement le crissement des griffes sur le verre, ou le caoutchouc de mes baskets premier prix qui accroche la vitre. Je me dis que c’est bien triste de mourir dévorée par un chien dans une cabine téléphonique, au milieu de mégots et de tickets de train déchirés. Je me félicite d’avoir toujours avec moi mon cartable, de l’avoir sauvé des mâchoires de ce monstre pour ne pas que ma mère ait à m’en acheter un autre. Mais à quel prix ?

Une ombre ondule sur le verre mouillé. Quelqu’un marche sur le chemin et observe la scène. Un homme. Un imper. Il murmure quelque chose. Le chien s’énerve de plus belle, il fonce sur les portes, sa face s’y aplatit, bave et pluie se mêlent en de longues traînées de petites bulles.

Assez !

Et tout s’arrête. Homme et chien repartent côte à côte le long du chemin. Je vois leur silhouette s’éloigner et devenir deux tâches d’une peinture ratée. Moi je meurs un peu, les fesses endormies sur le métal qui n’est là pour réconforter personne, pas même une petite fille devenue bouillie aux mains d’un homme, nourriture pour chien sûrement affamé. Personne n’aurait rien vu. Personne n’aurait rien su. Personne n’aurait rien compris.
Attaquée par un chien énorme et coincée dans une cabine téléphonique, ça sonne faux comme motif de retard.

Photo de Daniel Lincoln sur Unsplash

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.