Ça devrait peut-être m’inquiéter

Est-ce que c’est normal de pleurer parce que le sèche-linge commun au bâtiment n’en fait qu’à sa tête ? Je ne sais plus. J’ignore ce qui est normal ou non, où se trouve cette frontière du bizarre et du socialement entendu, je crois que je l’ai effacée avec tout ce que j’ai chialé.
Je ne sais pas si c’est normal, peut-être pas, peut-être que ça devrait m’inquiéter ces larmes qui n’en finissent pas, cette violence qui monte en flèche, ces coups de pieds dans le tambour de la machine destinés à lui faire mal. J’ai voulu blesser un monstre de métal entêté. Peut-être que ça devrait m’inquiéter, d’avoir voulu blesser sans avoir senti la douleur dans les os de mes pieds tant la colère avait tout désensibilisé.

Il y a une touche sur mon clavier qui fait un bruit métallique. Ça, par contre, j’y suis bien sensible. Ça m’irrite. J’hésite à enfoncer la touche jusqu’à ce qu’elle coince, comme ça pouf, cassée pour toujours, il me faudra juste accepter de ne plus utiliser la lettre P. C’est surement un ressort un poil vrillé, encore un monstre de métal, minuscule cette fois, qui n’en fait qu’à sa tête et que j’ai envie d’éventrer. Peut-être que ça devrait m’inquiéter d’imaginer les différents moyens de briser un clavier. De pleurer comme on rit, dans un souffle humide et salé. Je devrais vraiment démonter ce clavier et le nettoyer, ou peut-être que l’éclater contre un mur en mille pièces plastifiées répandra dans mes entrailles un étrange phénomène de satiété. Est-ce que c’est normal, cette colère qui motorise mes journées ? Peut-être que ça devrait m’inquiéter.

Plus je pleure, plus mes larmes sont salées. On me dit que je suis déshydratée. Ça devrait peut-être m’inquiéter. Moi, ce qui m’inquiète, c’est que plus je pleure, plus je pleure. Que les larmes appellent les larmes, le sel appelle le sel, qu’il y a une sorte de bassin de rétention à mes pieds. Rétention d’eau corrosive et salée. Je pleure devant un Disney, une vidéo de chien abandonné, devant mon chat un peu trop beau pour être vrai. Je pleure devant un code erroné, pour des sentiments mal placés, à cause d’un repas sans frites que je trouve triste à crever. Je pleure quand je pense au passé, au moi d’avant, à ma naïveté. Je chiale quand je revois ma mère m’engueuler, avec ou sans raison, que sa voix me parvient à nouveau malgré les années de silence, qu’elle me fait redevenir la petite fille apeurée et ratée. Je pleure comme je pleurais avant, sans alarme et sans surprise, presque sur commande, sans y penser. Ça devrait peut-être m’inquiéter.

Est ce que c’est normal de pleurer sans être triste, par défaut, comme si les rivières naissaient aux coins de mes yeux irrités ? C’est joli, les rivières, ça a le mérite d’être fait d’eau douce et fraîche, dont le seul but est de couler vers du plus grand, du plus beau, du plus en plus salé. Pleurer des rivières, ça a quelque chose de poétique, mais quand on est celle qui chiale, je peux affirmer que ça n’a rien de magique. Que ça fait mal, toute cette eau, que parfois elle emporte tout sur son passage, comme un tsunami, un ras de marée, un violent orage. Elle explose, comme un geyser, et monte, monte jusqu’à retomber en une pluie fracassante et glacée. Qu’est-ce qu’il faut faire pour arrêter de chialer ?

Il y a des médicaments qui rendent la vie ouatée, j’en ai pris quelques années, et je crois qu’ils me manquent, ça devrait peut-être m’inquiéter. Non pas que les pleurs avaient cessé, non, loin de là, ils étaient simplement devenus moins spontanés. Moins salés, aussi. On me dit que je suis victime d’une chimie déséquilibrée. Qu’est-ce que je peux faire pour empêcher que ma sérotonine ne se fasse dégommer ? Je ne veux pas que les sensations s’arrêtent, je ne veux pas que les émotions s’entêtent, qu’est-ce que je dois faire pour ressentir sans pleurer ? Subir sans gigoter ? Endurer sans souffrir ? Des fois, j’aimerais que mon cœur soit muet, mon cerveau dissocié. Est-ce que ça empêcherait les larmes de couler ?

Je pleure pour un grand-père qui picore seul à sa table, pour un autre qui se sent seul à Arles. C’est même pas le mien, de grand-père, c’est jamais le mien, enfin pas toujours. Mais ça n’enlève rien. Mes grands-pères sont morts de toute façon, sans savoir s’ils étaient fiers. Est-ce qu’ils me regardent de là-haut ou est-ce qu’ils ont mieux à faire ? Voilà que je parle toute seule maintenant, ça devrait peut-être m’inquiéter.

Je pleure parce que je n’arrive pas à savoir si la moi enfant serait fière de moi maintenant. Est-ce qu’elle voudrait de ma vie ? Est-ce qu’elle aimerait être moi ? Est-ce qu’elle aurait mes amis ? Est-ce qu’elle ferait d’autres choix ? La moi passée m’écrit des lettres scellées que je dois lire après des années. Elle en pose, des questions, elle en a des tas. Et moi, je ne sais jamais quoi y répondre, je sais que ça la déçoit. Alors, je pleure, encore une fois, comme un fait exprès. Je pleure au passé, au présent et au futur, en attendant que mes larmes se conjuguent à l’imparfait.



Photo de Robert Anderson sur Unsplash

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