Ecartelés

En ce moment, je me sens tirée de toutes parts par des forces complexes et contraires. Il n’y a pas un moment où j’ai la sensation de pouvoir respirer, me reposer, me vider la tête.

Se vider la tête.

C’est d’ailleurs une expression qui m’a toujours fait rire jaune. Pour quelqu’un comme moi, les pensées qui s’arrêtent, la tête qui se vide sont un état que l’on atteint seulement sous la contrainte. A savoir, la mort, ou l’anesthésie générale. Il n’y a pas de programme en cinq étapes à suivre, pas de formule magique à adopter. Dans ma tête, ça ne s’arrête absolument jamais, et ces dizaines de trucs qui tournent en tâche de fond dans ma boîte crânienne grignotent ma bonne humeur, ma tranquillité, mes forces, et le peu de repos que j’ai difficilement aggloméré pendant une nuit de sommeil chaotique, entre pipis à répétition, positions improbables pour ne surtout pas contrarier le sommeil des chats, les cris des gens bourrés sur la place ou de ceux, encore plus désespérés, qui vomissent leur haine de ce monde à pleins poumons. Bref, je ne me repose jamais vraiment. Il faut avouer qu’on a vu plus efficace comme méthode d’endormissement que de dresser des to-do lists hautes comme des montagnes, ou penser à ce qu’on pourrait manger le lendemain (certains s’inquiètent des vêtements qu’ils porteront, ma croix à moi c’est la bouffe, pas de jugement).

Et quand je m’endors enfin, c’est sans compter sur les rêves lucides ou les cauchemars dans lesquels je dois envoyer en urgence des textos que je ne parviens pas à écrire comme si mon apprentissage de la langue française n’avait jamais eu lieu, ou encore déchiffrer une lettre pourtant rédigée en français mais dont le contenu m’échappe totalement. Même dans mes rêves, je fais des listes de choses à faire, et je me flagelle ensuite de ne pas en avoir coché chaque item. C’est la charge mentale par essence : un poids dans ma tête qui épuise mes forces à chaque minute et dont la pertinence du contenu importe peu : il est là, il existe, je lui ai donné naissance et il me pèsera jusqu’à complétion.

Il y a quelques jours, je suis retournée à l’hôpital pour subir une opération mineure, et si l’endroit et son champ lexical olfactif ne me rassurent jamais vraiment, je dois dire que je me réjouis chaque fois de l’anesthésie générale. Je sais, je dois être la seule cinglée qui aime ça et que ça ne fait pas flipper, mais je vous assure, j’adore me rendre compte qu’il y a un trou dans mes souvenirs, quelques heures pendant lesquelles je ne faisais plus partie de ce monde à y déverser mes angoisses et mes questionnements, une poignée de minutes ou quelqu’un a éteint mon courant pour simuler une panne générale. Deux heures où j’ai dormi. J’adore remonter le fil de mes pensées et mettre le doigt sur les quelques secondes avant que mon cerveau ne s’éteigne enfin. Blackout. Rideau, et gros dodo. J’entends presque ce bruit sourd du courant qu’on coupe, des neurones qui se désertent à la vitesse de la lumière. Ce pviout de tube cathodique mis hors tension.

Alors, bien sur, il y a toujours cette petite possibilité de ne pas se réveiller, je le sais bien, l’anesthésie générale est lourde chimiquement et à ne surtout pas prendre à la légère. Mais elle m’octroie enfin le silence, et la tranquillité. Et moi, dans la vie, je crois que c’est mon aspiration principale, être tranquille. J’y aspire autant que j’en suis éloignée, c’est mon but, et je voue un culte à ceux que rien ne vient faire chanceler, ceux qui savent se retirer dans leur petit monde interne dont ils sont les gardiens, et où plus rien ne peut les atteindre.

La tranquillité, c’était l’un des thèmes principaux de mes vœux de mariage. Je vois en mon mari la force tranquille, celle qui agit en douceur, sans rien pousser, sans rien casser, il est celui qui me tire vers le haut tout en me caressant la main, qui m’emmène loin quand je suffoque pour trouver un air plus respirable, plus adapté à mes petits poumons fragiles. Il est celui qui me fait prendre de grosses bouffées de cet air, comme s’il me fallait emmagasiner le plus de tranquillité possible pour pouvoir reprendre ma vie en apnée. Il est mon chemin vers la tranquillité, comme le gardien des meilleurs coins à champignons, lui seul sait où aller, et comment m’y emmener. Livrée à moi-même, je ne fais que me perdre, à bout de souffle.

Ca fait beaucoup de charge à mettre sur les épaules d’une seule personne, je m’en rends bien compte. En ce moment d’ailleurs, on a un peu perdu nos repères, on met plus de temps à trouver le chemin vers un air plus respirable, on se perd en chemin, on s’épuise un peu, lui à me porter, moi et toutes mes charges auto-attribuées en plus des siennes, et moi qui peine à marcher droit parce que j’aimerais pouvoir tout faire au plus vite dans l’espoir d’être enfin tranquille (oui, ça s’appelle bâcler, mais la fin justifie les moyens dans ce cas précis.) Malheureusement, dans un climat comme celui-ci, aspirer à la tranquillité d’esprit n’est même plus suffisant. On veut la paix. Pour tous. Partout. J’aimerais que tout le monde ait le loisir, le privilège de pouvoir éteindre ses pensées, d’entendre le pviout dans leur cerveau pour le recharger enfin de jolies choses, de bonnes ondes, de belles pensées qui écraseront les données corrompues une bonne fois pour toutes. Que tout le sale de ce monde ne soit plus qu’un simple fichier temporaire à supprimer.

Clic droit, vider la corbeille.
*bruit de papier chiffonné*

Photo de Amy Shamblen sur Unsplash

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