Fantasia mon amour

J’ai quatre ans.

Pour la toute première fois de ma vie, le magnétoscope avale la cassette flambant neuve de Fantasia. Ecran noir, puis bleu.
Suivant un point lumineux, le fameux château des studios Walt Disney se dessine. Je pense voir un dessin animé de Mickey, encore un, un Mickey comme dans son Journal, avec toute sa bande de petits copains qui vivent des aventures un peu étranges mais toujours magiques. Je suis déçue, donc. Après un fondu au noir, on voit les silhouettes d’un orchestre prendre place sur fond bleu. Je ne comprends pas ce que font des humains, des gens comme nous, pas magiques pour un sou, dans mon film de l’après-midi pendant que je digère mon goûter en un concerto de gargouillis. C’est nul, je veux Mickey. Je veux du dessin qui bouze. Et je chouine un peu, espérant atteindre un niveau de nuisance suffisant pour qu’une âme bienveillante daigne manipuler le magnéto et changer de cassette. A la place, ma sœur, un doigt sur les lèvres m’intime de me taire, bientôt suivi par mon père, les yeux déjà brillants de sommeil. C’est dingue, avec lui, c’est magique. Il suffit de le poser devant la télévision et en quelques secondes, qu’il s’y joue un pur chef d’œuvre bourré de suspense ou les premières images d’une publicité pour lessive, il part dans les bras de Morphée sans demander son reste. Une sorte de super-pouvoir que je lui envie.

Le film commence, et les premières notes de la Toccata et Fugue en ré mineur retentissent. Je ne comprends rien à ce qui se passe, rien à ce qu’on veut me dire, je sais simplement que j’assiste, du haut de mes trois pommes à la naissance de l’univers, au début du début, et ça, je le comprends, je l’entends, je le vois dans ces lignes abstraites et ces formes qui répondent à la musique. L’histoire ne m’importe pas, d’ailleurs il n’y en a pas vraiment, et c’est bien la première fois que je n’en ai pas besoin, que toutes les émotions, toute l’empathie passent d’abord par la musique que ces dessins parfaits viennent illustrer et souligner.

J’ai quatre ans, et j’assiste à la création de mon univers. Je ne cligne pas des yeux. Jamais ils ne quittent l’écran. Tout pourrait s’écrouler sur ma tête que sous les décombres j’y penserais encore. Sans que je ne le sente, je pleure. C’est la Danse de la Fée Dragée maintenant, et on m’explique les quatre saisons, la magie qu’il y a dans les changements qu’apporte le temps qui passe. Les feuilles jaunissent, tombent et valsent. Une fée gèle la rosée des feuilles du bout des doigts, tout va à mille à l’heure, les nénuphars dans le courant, les fées sur leurs patins à glace, mon petit cœur d’enfant enchanté. Dans le fond de mes pensées, entre émerveillement et fascination, je me dis qu’il faut que je fasse de ce moment un souvenir ancré, impérissable. Je me dis, souviens-toi-en, c’est important. Je me dis que rien ne sera plus jamais pareil ensuite, je fais un clic sur mon appareil photo mental, j’enregistre le cliché que je classe soigneusement, et je suis heureuse de ce tournant que prend ma courte vie, heureuse que ma voie se soit révélée à moi si tôt, que du haut de mes trois pommes je puisse affirmer sans trembler des genoux : quand je serais grande je veux faire des dessins qui bouzent. J’ai quatre ans, et je veux faire des films Disney.

Je passe mon temps à le répéter. Je veux faire des dessins animés. Alors j’apprends le dessin, je décalque chaque illustration de mes livres de contes, j’apprends les contours d’un visage, l’élégance d’une main, l’équilibre d’une silhouette. Je répète l’exercice, encore et encore jusqu’à user des mines et raboter des gommes entières. Bientôt, je range mes papiers calque et dessine de mémoire mes héroïnes favorites. Rien n’a jamais été aussi simple et satisfaisant. Je maîtrise enfin quelque chose qui me rend heureuse, bien loin de la géométrie et des tables de multiplication que j’ai en horreur. Je règle mon réveil 1h30 en avance pour manger mes céréales devant le Club Dorothée et son programme coloré. Je rêve de créer des mondes entiers que moi seule dirigerais, du dessin à la musique, du montage au bruitage. En classe de sciences, j’attends les reproductions de schémas avec impatience. Au collège, les cours d’arts plastiques m’intéressent plus que tout le reste. J’ai honte de l’admettre parce que tout le monde s’en moque, mais j’adore la créativité qu’ils m’autorisent, l’exploration de différents mediums qu’ils nécessitent. J’y investis tout mon temps, mon énergie et mon cœur.

Et puis, à la fin du collège, on nous impose un rendez-vous d’orientation, avec une conseillère qui semble aussi perdue que nous en dehors des secteurs les plus communs, à savoir l’éducation, la loi ou la médecine. Elle nous pousse, un à un vers l’un de ces secteurs en se basant sur nos notes, nos facilités; pas une seule fois elle ne nous demande ce qui nous passionne, ce qui nous attire. Elle constate que je suis bonne en français et en langues, je pourrais donc m’orienter vers une fac de langues afin de devenir professeur ou traductrice. Super. Mais moi, c’est du dessin que je veux faire, je lui dis. Elle arque les sourcils, et me répond que c’est bien vague, « le dessin » en mimant des guillemets, que ça ne veut rien dire et que ça n’est certainement pas un métier. Je maintiens que si, que c’est du dessin animé que je veux faire, qu’il en faut des petites mains pour faire tous ces films merveilleux pour le cinéma, que c’est ça et rien d’autre. Elle balaye tout ça d’un revers de main, me dit qu’elle ne connait rien à ce milieu, qu’elle ne peut pas m’aider et que je devrais envisager une carrière plus conventionnelle pour assurer mon avenir. En quittant son bureau, j’ai le cœur brisé. J’en parle à mes parents, qui me confirment le caractère risqué de cette carrière, qu’ils ne savent même pas si des études, un diplôme existent pour ça, et que si c’est le cas, ils supposent que seulement les meilleurs y ont une place et qu’elle nécessite probablement une somme bien rondelette d’argent. Tu sais comme tu n’es pas taillée pour la compétition.
C’est vrai. Je la fuis comme la peste. Alors j’arrête de dessiner.

Je me cherche d’autres passions. Rien ne vient. Je repense au discours de la conseillère paumée, et je me dis qu’elle n’avait peut-être pas totalement tort; que le plus simple serait de m’orienter vers un métier académique, vers ce qui me poserai le moins de difficultés d’apprentissage. Je m’inscris en fac d’anglais, à la Sorbonne, plus par vanité d’annoncer aux gens que je poursuis mes études à la Sorbonne (entourée de l’émoji paillettes) que pour le cursus en lui-même qui, il faut l’avouer, est bien loin de me plaire. Je dois me lever chaque jour à cinq heures du matin pour faire une heure et demie de transports, arriver essoufflée et transpirante dans l’amphithéâtre déjà bondé pour écouter une professeure mettre son chat Miaoumix en situations improbables pour la leçon du jour.
Pendant des semaines, je m’arme de courage pour encaisser les cours décousus qui se prolongent dans les multiples bibliothèques de l’université sur notre propre temps. Je m’abreuve de manuels datés et inintéressants inclus dans le corpus annuel. Je passe outre la raideur des professeurs, leur demi présence n’encourageant aucun dialogue, aucun échange, tous gardiens du savoir qu’ils étaient. Et puis, du jour au lendemain, je m’écroule. Dans le train qui me mène à la capitale, gonflée de fatigue et d’appréhension, je prends la décision de stopper cette mascarade; et en arrivant à destination, dépasse le portail de l’université et passe ma journée à errer dans les rues, m’assoir en terrasse, siroter un coca en me demandant comment je pourrais bien annoncer à ma mère que ses rêves de grandes études n’ont jamais été les miens, que j’aspire à des choses qui lui sembleront petites, insignifiantes et ingrates, mais qui grandissent en moi depuis des années. Depuis mes quatre ans. Depuis Fantasia.

Le deal : j’ai l’autorisation d’arrêter la fac, mais je dois travailler et subvenir à tous mes besoins, quels qu’ils soient. Alors je trouve un job de caissière en hypermarché, et pendant quatre ans, je mets ma vie sociale de côté pour passer des heures à manipuler de petites fortunes qui ne grossiront jamais mes poches, et je consacre le reste de mon temps à ma reprise du dessin. En atelier, d’abord, avec des cours de nu et de nature morte qui me permettent de retrouver un niveau correct relativement vite, puis en préparation aux concours d’entrée des écoles d’art, un nom bien compliqué et pompeux pour le même atelier étendu à quelques pratiques basiques supplémentaires comme les notions de perspective ou la découverte de certains logiciels utilisés dans la chaîne créative. Il s’en passe des choses. Fauchée, je deviens, en plus de mon job de caissière que je méprise, modèle vivant pour un cours de dessin, dans un premier temps, puis modèle privé pour un peintre sur la fin de sa vie. Ca me permet de payer mes frais d’inscriptions aux concours que je prépare, et il y en a quelques-uns. Je passe les Gobelins deux fois en sachant pertinemment que je vais échouer. Je m’inscris aux beaux-arts de Strasbourg sans grande conviction. Et, je passe le concours de l’EMCA une fois, puis deux, puis trois. La troisième est la bonne.

Je ne vais pas mentir. Mes années dans cette école ont été parmi les expériences les plus difficiles que j’ai eu à vivre. Rien ne s’est déroulé comme je l’attendais, et mon rêve, nourrit depuis toujours par de nombreux fantasmes sur le métier dont j’ignorais la réalité de l’industrie, a volé en éclats. Je me suis endettée sur une dizaine d’années pour payer les frais scolaires (qui avaient eu tout le loisir le doubler le temps que je réussisse enfin ce fichu concours) et je suis revenue de Province avec une dépression profonde, une incertitude sur quoi faire de ma vie professionnelle, et plusieurs dizaines de kilos en plus.

Si je raconte tout ça, c’est qu’aujourd’hui, après plus d’une dizaine d’années sans animer quoi que ce soit de peur de raviver d’anciens démons, je sens que l’envie est toujours là, sous toutes les couches de doute et d’angoisses entassées sur ma peau comme un manteau oversize. Des projets, que je pensais réaliser en BD ou sous la forme d’un roman graphique se mettent en mouvement, doucement mais surement. Et je me dis que, peut-être, comme pour l’illustration, c’est simplement l’industrie qui ne me convient pas et que je dois contourner, d’une façon ou d’une autre.

Alors voilà. Depuis quelques mois, j’ai quatre ans à nouveau, et je pleure devant Fantasia. Je pleure toutes ces années perdues à essayer de me conformer à l’idéal d’une industrie dont j’ai toujours été en marge parce que je n’ai pas les moyens ni l’énergie d’y faire ma place. Je pleure ce faux rêve de jeunesse, reposant sur une version fantasmée du métier et dont les studios Disney savent se rendre coupables, années après années. Je célèbre, en revanche, cette envie de persister malgré tout, à l’échelle de ma petite personne, de m’accrocher à l’essence de ce rêve : raconter des histoires par tous les moyens dont je dispose.

Photo de Jayme McColgan sur Unsplash

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