Je vous regarde vous lover contre votre père, le couvrir de baisers et lui demander de chanter pour vous, d’empoigner sa guitare et vous hypnotiser avec ses harmonies. Je crois que je suis un peu jalouse, au fond, de ses dons musicaux qui me font tant défaut. Moi, tout ce que j’ai, ce sont les mots. Des mots que vous ne pourrez lire avant plusieurs années, des mots que vous ne voudrez peut-être même jamais lire, parce que soyons honnêtes, qui prendra le temps, dans une génération perpétuellement occupée et en mouvement comme la vôtre, de lire les élucubrations d’une vieille femme ?
Je chante pour vous depuis les premières secondes de votre existence, et même avant ça, quand vous n’habitiez encore que mes pensées. Des berceuses, de vieilles chansons d’amour que j’aurais aimé entendre de la bouche de ma propre mère. Je chante de cette voix criarde qui m’a longtemps valu des moqueries, celle-là même qui m’a fait gagner le surnom d’Atmosphère, crié de ce vieil accent parisien qu’arbore Arletty dans Hôtel Du Nord. Cette voix qui exacerbait les migraines de ma mère, cette voix que je module autant que possible pour qu’elle vous soit douce et réconfortante. Autant que faire se peut.
Je vous regarde pousser, vous étendre au plus haut, tout là-haut vers le soleil, sur la pointe de vos orteils, les bras tendus vers le ciel. Je regarde la Lune iriser vos cheveux, en surligner les contours hirsutes, et je vous vois observer les étoiles, autant que je le faisais à vos âges, les yeux constellés de questions. Je vous entends chantonner les vieux airs comme les nouveaux, et me laisse surprendre par l’harmonie de nos voix. Une jolie petite famille quelques fois à l’unisson lorsqu’elle n’éclate pas à grands coups de canons.
J’aimerais vous épargner les cris, et les aigus de ma voix qui brisent vos petits cœurs fragiles, j’aimerais vous protéger de mes doutes, mes incertitudes qui transforment mes sourires en pleurs discrets. J’aimerais vous cacher ma dépression, que vous ignoriez jusqu’à la définition de ce mot, qu’elle n’ose poser ses yeux sur vous, que jamais vous ne soyez sa proie. J’aimerais que jamais vous n’entrevoyiez mes recoins sombres, ceux dans lesquels je me retranche parfois pour retrouver mon souffle et me sauver de la noyade, ceux qui vomissent un bordel sans nom et sentent le renfermé.
J’aimerais réinventer la famille avec vous. Suivre les traces de son Esprit. En apprécier les facettes multiples, lever le poids des secrets qui embourbe et creuse des failles entre nous, que vous puissiez tout me dire sans jamais craindre mon jugement. Je voudrais que jamais nos liens ne lâchent, pouvoir encore caresser vos cheveux dans des moments de vulnérabilité, vous dire je t’aime sans trembler, sans cette volonté de garder ça pour moi, et surtout, ne jamais cesser de le penser.
Je vous regarde vous pendre à mon cou, entourer mes chevilles de vos bras potelés, tirer sur mes vêtements pour n’avoir jamais à vous séparer de mon odeur, et je ressens une forme de plénitude, un autre sens à cette vie souvent désordonnée, qui me fait enjamber le bazar en espérant ne jamais chuter. Dans mes rêves, vous n’avez pas de visage. Vous êtes tantôt minuscules, tantôt aussi hauts que des buildings, et je ne vois que vos dos, vos cheveux ébouriffés qui n’attendent plus que la paume de ma main.
Et pourtant, petits ou grands, je vous désire tout autant, et ne vous ai jamais autant attendus que maintenant.