Les souliers

 

 

Le vernis de ses chaussures renvoie les rayons d’un soleil impudique qui frappe son front de toutes ses forces. Elle regarde ses pieds avancer, l’un après l’autre, sans jamais avoir l’impression de contrôler quoi que ce soit. Regarde devant toi, lui soufflait sa mère à la moindre occasion qu’elle saisissait au vol, chaque fois que sa fille avait le malheur d’admirer ses souliers; moins pour leur beauté que pour l’échappatoire qu’ils représentaient face au monde impitoyable qui se précipitait devant elle, tête la première.

Regarder ses pieds, c’est dans sa nature profonde depuis toujours. Être là seulement à moitié. À la fois vulnérable et intouchable, hypnotisée et furieusement concentrée. Elle aime la fausse impression de vitesse que le goudron qui défile sous ses pieds crée, cette sensation que ses jambes peuvent tout endurer, tout supporter dans leurs bottes de sept lieues de supermarché. Mais aujourd’hui, ses jambes peuvent bien se dérober sous elle, la laisser gisante sur le macadam brûlant de l’avenue principale que ça n’y changerait rien. Elle a envie de hurler, de laisser ses joues scintiller sous les torrents de larmes auxquels elle fait barrage de tout son corps contracté. Alors, elle regarde ses pieds, fascinée par leur obstination à avancer sans chanceler, quand elle-même se sent chuter, encore et encore, sous ce soleil insolent qui n’a rien à faire en de pareilles circonstances.

Un enterrement sans pluie pour accompagner les pleurs et les distiller, quelle idée saugrenue. En lieu et place de larmes sur ses joues maquillées, de la sueur coule de son front jusque sous les branches de ses lunettes opaques. Tous les yeux sont rivés sur elle, ou peut-être n’est-ce qu’une idée. Elle voit flou autour d’elle, comme si elle avançait au milieu d’une tempête qui arrache tout sur son passage et broie autant de charpentes que de squelettes. Elle est  dans l’œil du cyclone.

Plusieurs pas derrière elle, le reste du cortège forme une masse hétéroclite de noir plus ou moins délavé, horde sinistre couronnée par le cercueil de merisier, minuscule petite boîte vaguement sculptée dans laquelle sa fille, allongée sur un dérisoire matelas recouvert de faux satin, reposera jusqu’à la fin des temps, ses chaussures Hello Kitty aux pieds.

Les pompes funèbres ont fait un travail incroyable. Aucun bleu, aucune blessure ne leur a résisté. Beaucoup de maquillage sur sa peau abîmée comme sur la vérité. Armelle avait simplement l’air endormie, comme une petite fille de son âge qui ne devrait jamais se trouver aux premières loges de la violence.

Ses pas résonnent dans le silence de l’avenue alors que l’écart avec le cortège se creuse. Ils savent. Ils la jugent. Ils lui en veulent, au moins autant qu’elle s’en veut d’avoir permis à cette tragédie d’atteindre son apogée. Elle entend les murmures, les froissements des pantalons qui ralentissent pour se tenir éloignés d’elle, elle sent les regards appuyés, ceux qui guettent la moindre larme, le moindre spasme des lèvres, le moindre signe d’effondrement pour se rassurer. Se rassasier.

Elle regarde ses pieds battre le gravier du cimetière, alors que le cercueil descend en terre sur La Complainte de La Butte, qu’elle chantait à Armelle chaque soir sans faute depuis sa naissance, parfois des larmes dans la voix pour faire s’envoler la douleur de leurs os brisés.

Il lui aura tout pris. Sa jeunesse, son travail, sa vie, ses amis, et maintenant sa famille, sa chair, ses entrailles. Elle est désormais seule à chantonner les paroles d’une chanson qui ne trouvera plus jamais son écho.

Un cliquetis métallique se fait entendre. Des bracelets glacés enserrent ses poignets.

Elle regarde ses pieds qui pointent vers la voiture de police arrêtée.

— C’est l’heure, Madame Gautier, lui glisse à l’oreille l’officier en civil.

Elle prend place à l’arrière du véhicule illuminé.

Au moins, elle a aux pieds ses plus beaux souliers.

 

Photo by Filip Mroz on Unsplash

 

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