Incontestablement, c’est l’Été ma saison préférée.
Il y a une moiteur ambiante que certains trouvent dégueulasse, dans laquelle je ne peux m’empêcher de me sentir comme à la maison. Toutes ces odeurs qui en découlent mettent mes sens en ébullition : j’ai l’envie furieuse de mordre dans les chairs — mais je ne le fais jamais, je me contente de pratiquer l’art de la chasse —, de humer le parfum naturel et de valser dans l’aura de senteurs englobant ceux qui croisent mon chemin.
Je veux étancher ma soif dans les gouttes de sueur qui perlent sur les fronts, enfoncer mon visage dans les plis humides des corps chauds et n’en sortir qu’une fois ivre des effluves les plus coriaces.
Pour moi, l’été est un buffet permanent de mets exotiques dans lequel je pourrais me noyer. Quand bien même je venais à mourir, je mourrais le plus heureux. Et comme la vie est bien faite, j’ai l’insolente chance d’être né eu bord de la Méditerranée, là où les corps se dénudent au moindre rayon de soleil et où les fragrances de crèmes solaires sont autant d’épices venues relever un plat déjà presque parfait.
Je n’attends jamais aucun prétexte pour me rendre à la plage la plus proche. Oh non. J’y vais dès que j’ai quelques minutes à moi, guidé par mon odorat aiguisé et précis comme vos GPS orientent vos voitures. Et là… Là, mes amis…
Je me laisse porter par les courants d’air. Je passe de bourrasque en bourrasque, je m’abrite sous un parasol rayé dont la propriétaire n’a aucune idée que je la dévore des yeux en reniflant son monoï. Elle dort, un livre posé sur le visage, des grains de sables venu ponctuer sa jolie peau bronzée. Son torse s’élève et s’abaisse en rythme avec le flot des vagues lointain.
J’aurais aimé rester à ses côtés, la vue de sa chair m’ayant ouvert l’appétit, mais une nouvelle bourrasque m’emportait déjà et me fit prendre de la hauteur. Je ne fais pas partie de mes semblables qui volent à des hauteurs vertigineuses, je n’ai jamais vraiment apprécié l’altitude. Et, maintenant que j’y pense, je suis probablement un ovni parmi mes semblables à poétiser sur tout et rien, à me laisser porter par absolument tout sauf mon instinct animal.
J’ai beau répéter inlassablement à mes sœurs que la vie, c’est autre chose qu’un rapport proie-prédateur ennuyeux et perdu d’avance, elles ne veulent rien entendre. Non, la vie c’est une valse à trois temps, deux pas en avant, un pas en arrière, puis on tourbillonne jusqu’au vertige et quand vient le final, on savoure, on salue la performance de son partenaire, et là… et là, mes amis, c’est l’apothéose. On s’envole à deux jusqu’au point culminant, puis l’autre retombe, vaincu, quand moi je continue de planer, sous l’extase de son cocktail de vie.
Cette envolée-ci m’a été imposée. Depuis, j’improvise et j’ai le palpitant qui court un marathon, mais il faut avouer que cette vue plongeante sur mon buffet géant vaut bien quelques vertiges et les désagréments qui vont avec. Toutes ces couleurs saturées qu’on ne s’autorise nulle part ailleurs, ces peaux tannées par le soleil, ce sable se glissant partout contre qui il est inutile de lutter, engloutissant les pieds d’une majorité d’humains, et plus si affinités. Il n’y a plus qu’à choisir une cible, puis une autre, puis une autre.
Une seconde d’inattention et voilà que je prends encore de l’altitude bien malgré moi. Je peine à garder un cap, bataillant contre les rafales de vent prêtes à m’arracher les ailes. On comprend aisément pourquoi mon espèce ne s’aventure jamais si haut et si proche de la mer : nous nageons comme des branques. Ou plutôt, nous ne nageons pas : nous nous noyons presque instantanément. J’ai peut-être un cousin germain à l’autre bout du globe assez évolué pour survivre à des kilomètres cube de flotte énervés, mais chez nous ça n’est pas encore pour demain.
Le vent m’emporte et semble me plier en tous points quand il ne me brise pas en un millier de petits morceaux. Cette escapade n’a désormais plus rien d’une valse, mais s’apparente plus à un duel à mort que je suis en train de perdre. Le souffle est si puissant que je n’y vois plus rien. Je joue alors ma dernière carte. J’allonge mes membres au maximum et cesse finalement de lutter. L’aérodynamisme, mes amis. Je suis maintenant optimisé, profilé au mieux afin de lutter passivement pour ma survie. Car oui, je me laisse ballotter, à droite, devant, en bas, derrière, à gauche, jusqu’au choc final d’une violence inouïe.
Tout se brise, chaque millimètre de mon corps est douloureux et probablement fracassé. Je ne suis plus qu’un amas de chair inerte, recroquevillé sur lui-même comme une voiture à la casse. Aucune pièce à sauver sur ma pauvre carcasse, j’en ai bien peur. Tout ce que je vois autour de moi est d’un rouge velours nervuré d’un autre rouge plus clair et saturé.
Moi qui vénère le sang depuis toujours, il semblerait que le mien me quitte, goutte après goutte. Quelle ironie.
Je devrais y être habitué. L’ironie a jalonné ma vie depuis ma naissance, lorsque je suis né dans un minuscule plan d’eau pour être incapable de nager par la suite. Pour la terre entière, nous sommes des parasites. Le mot est toujours prononcé avec une déformation de la bouche, un dégoût viscéral dans la voix. Nous sommes des parasites, car la survie de notre espèce repose en majeure partie sur une flopée d’autres. L’homme nous traite de parasite. Si ça, ça n’est pas de l’ironie de compétition, je ne sais pas ce que c’est !
Pour quelques humains, nous symbolisons la maladie, la contamination, les épidémies. Nous sommes une plaie à éradiquer, qu’on n’éradique jamais vraiment. Pour d’autres, nous sommes synonymes de malheur à venir, de mauvais présage, comme les corbeaux qui, soyons honnêtes, n’ont jamais rien demandé à personne. Et il y a ceux dont nous parasitons les jolies soirées d’été devant un coucher de Soleil de carte postale. C’est vrai, les pauvres ! Nos femmes leur filent des boutons, parait-il. Nous sommes bruyants et voraces, soit-disant. L’ironie, encore et toujours.
Soudain, le rouge de mes yeux laisse place à un blanc éclatant qui m’empêche de discerner où je me trouve.
Tiens, par exemple, après ce genre de scène et si j’étais humain, on déduirait instantanément que je suis mort et que, ô miracle, je suis au Paradis. Sauf qu’un paradis des moustiques, ça n’existe pas et ça n’est pas très juste, nous sommes bien d’accord. Je suis certain que votre Dieu, même perché sur son nuage et tout auréolé qu’il est, serait équipé d’une tapette et nous éclaterait la face sans même y réfléchir. Pas de nuisibles au pays de la belle vie. Moi je crois qu’on est tous les nuisible de quelqu’un. Et notre belle vie à nous, quelqu’un y pense ? Puis, franchement, quel abruti a décidé que le Paradis serait blanc, cotonneux et évanescent pour tout le monde ?
Je discerne à peine quelques tâches de couleurs ici et là : un beau bleu indigo, un jaune canari, du vert foncé, beaucoup de vert foncé. Aucune de mes pattes ne répond à mon commandement, et mes ailes sont comme atrophiées. J’ai l’impression que la droite est brisée, ou que le vent a fini par me l’arracher. J’ai vraiment très mal, je prends soudainement conscience de toutes les parties de mon corps et de leur fragilité.
Je vois mieux à présent et voilà, vous aviez raison mes amis : je suis au Paradis, je crois. Il y a cette jeune femme magnifique aux cheveux ébène et aux yeux en amande d’un noir perçant qui semble n’attendre que moi. Le bleu indigo, c’était celui de son maillot de bain contrastant avec le blanc immaculé… d’un bateau. Je suis sur un bateau. Cela devrait me faire paniquer à tout-va, mais je suis à moitié mort, et salement amoché. Alors, à la place, je tombe amoureux. Elle a la peau d’un beau brun chocolaté et de jolis reflets dorés que seul le soleil peut donner. Je souffre le martyr, probablement parce que le cœur battant la chamade n’est pas recommandé en cas de mort imminente. Mais que voulez-vous, on ne cherche jamais à attraper la maladie d’amour. C’est elle qui vous trouve. Et même si la mienne me trouve dans mes derniers instants, elle aura valu la peine de ces quelques semaines d’existence périlleuse.
Je réunis mes dernières forces, et tente de me refaire une beauté. Je n’ai pas oublié le respect, même aux portes de la mort. Je libère mes pattes des gouttelettes d’eau venues les alourdir, je défroisse mes ailes abîmées, je recoiffe mes antennes… et je me traîne, littéralement, jusqu’à sa main posée à quelques centimètres de mon futur cadavre. Mon tout. Mon bout du monde.
Je touche enfin sa peau de mes antennes affaiblies, et je respire l’odeur du dos de sa main, mêlant huile de coco et sel marin. J’ai l’air d’un vieux moustique alcoolique en manque, je tremble de tout mon corps sans savoir si l’amour en est la cause où si ma vie se fait la malle. Mais peu importe. Je peux mourir, là, dans le creux de ses doigts, et elle peut me froisser une dernière fois que je ne sentirais rien d’autre que mon palpitant hurlant des chansons d’amour.
Oh. Elle me regarde. Elle m’a vu. Elle va surement me tuer, mais ça n’a plus d’importance. Le noir de ses yeux est parsemé de diamants crépitants, ça vaut bien toutes les vies de moustiques bout à bout. Deux fossés se dessinent aux coins de sa bouche. Elle me sourit.
Et puis, un autre choc, atrocement bruyant et semblant venir de toute part fait chavirer le bateau. Nous sommes submergés en un quart de seconde. Moi qui crains l’eau comme la peste, on peut dire que ça n’était définitivement pas ma journée. Je suis d’abord perdu dans un tourbillon de bulles puis de cheveux, l’eau me pénètre et enfin, je vois ma Belle.
Par un concours de circonstance, je suis encore accroché à sa main qu’elle regarde, toujours avec un léger sourire. Du sang forme de magnifiques volutes écarlates, prenant leur source de différentes parties de son corps. Nous nous aimons des yeux alors que nous sommes précipités vers le fond de la Méditerranée de plus en plus froid et ténébreux, entrelacés dans des méandres rouges, suivis par les trois autres passagers et le bateau qu’une autre embarcation venait de percuter de plein fouet. Voilà, mes amis. C’était ma dernière valse. Je salue la performance de ma partenaire, et cette fois, nous sombrons ensemble jusqu’à la noyade. Comme je le disais : la valse, c’est la vie. Et c’est une belle mort aussi.