Les trente-huit degrés à l’ombre commençaient à user sa patience. Depuis qu’elle venait passer ses étés ici, en Camargue chez ses grands-parents, les vacances scolaires de Mariette se résumaient à deux activités principales : manger, et se baigner.
Alors, comme tous les enfants de son âge vivant dans la résidence, Mariette se tortillait sur son siège devant les Feux de l’Amour en attendant de digérer le repas copieux que la petite famille venait de s’enfiler. La moitié de la maison ayant succombé à la fatigue digestive, Mariette guettait la fin de l’épisode – qu’ils crèvent tous une bonne fois pour tous là-dedans et qu’on en finisse – qui tardait à venir, et comprit une nouvelle fois le sens du terme soap opera. Dieu que c’était long.
– Arrête de te trémousser comme ça, tout ce que tu arrives à faire c’est me donner envie de pisser, lâcha Darenne, sa grand-mère.
Mariette savait pertinemment que quand Darenne allait pisser, il y en avait pour des plombes. C’était même devenu une plaisanterie entre elles. Souvent, au beau milieu de sa petite affaire, on pouvait entendre Darenne glousser durant le bruit ininterrompu qu’elle faisait derrière la porte des toilettes, parfaitement consciente que Mariette riait elle aussi, de l’autre côté.
Mariette fit donc en sorte de se tenir tranquille et prit son mal en patience, sans pouvoir s’empêcher d’alterner souffles et soupirs.
Au moment où Nicky pointa un revolver sur son mari dans un geste des plus théâtraux, une main bourrue remua le rideau d’osier et plaqua la moitié des franges sur l’embrasure de la porte, tandis qu’une deuxième main bourrue cogna trois fois sur le volet de bois. Le visage de Christian émergea du rideau, un sourire tendu gravé sur les lèvres ; celui qui rendait impossible toute tentative de sondage de ses émotions profondes.
Christian Cornelle était “le voisin du bout”, comme on l’appelait par ici. Lui et sa femme venaient ici tous les étés depuis des décennies, et ils connaissaient les grands-parents de Mariette depuis au moins aussi longtemps. Ici, aucun homme ne s’embêtait à porter autre chose qu’un maillot de bain, et Christian ne dérogeait pas à la règle. La peau tendue de son ventre gonflé par la bière renvoyait les rayons lumineux comme la coque d’un bateau en plein soleil.
Quand il semblait nerveux, Christian ne pouvait s’empêcher de se tripoter. Le ventre, les seins, les hanches, le cou, le cuir chevelu ; tout y passait. Visiblement, Christian était très nerveux, remuant des effluves alcoolisés à mesure qu’il envahissait de grands gestes l’espace plutôt confiné du salon. Darenne, qui détestait les visites impromptues tenta de masquer son manque d’enthousiasme en le compensant du niveau sonore de sa voix. Elle se tordit en courbettes et exclamations qui crispèrent davantage le sourire de Christian, lequel peinait à articuler ce qu’il était venu proposer.
– Je vais sortir le bateau aujourd’hui, j’embarque mes petites filles. Je me demandais si ça intéresserait les tiennes de grimper à bord d’un petit bolide et se baigner en pleine mer.
Pour toute réponse, Darenne tourna la tête et interrogea Mariette du regard. Prise au dépourvu, celle-ci bafouilla quelques onomatopées avant de remercier le voisin-du-bout de la proposition. Un oui incertain lui échappa, comme chaque fois qu’elle se sentait piégée. Elle refusait de passer pour la sale gamine en pleine crise d’adolescence qui ose dire non au généreux (et riche) voisin. Elle n’aimait pas beaucoup Christian, sans vraiment pouvoir expliquer pourquoi (peut-être était-ce cette odeur âcre qu’il dégageait, ou ses regards déplacés sur les corps des jeunes filles…) mais elle n’avait cependant pas envie de le vexer. Si elle devait passer l’après-midi avec lui, elle irait enroulée dans un paréo, du cou jusqu’aux chevilles. Et puis, de toute façon, il fallait encore demander son avis sur la question à Lara, sa sœur aînée de cinq ans, qui avait probablement d’autres chats à fouetter que de jouer la nounou pour trois gamines dopées à la vitamine D. Si Lara refusait, elle pourrait le faire à son tour sans forcément endosser le rôle de la méchante.
Une boule d’angoisse apparût au creux de son estomac qui semblait se débattre à grands coups de spasmes douloureux. Elle n’avait pas envie d’y aller.
Je le sens pas, pensa-t-elle.
Au cours de sa vie, Mariette avait senti ou non beaucoup de choses. Il y avait une sorte de baromètre en elle qui l’aidait à voir clair à travers la brume, savoir s’il fallait prendre la mer ou rester à quai. Aujourd’hui, elle ne s’était jamais sentie aussi liée à la Terre. Elle n’aimait pas beaucoup ce sentiment de méfiance envers Christian et tout son petit monde de gadgets, elle ne le comprenait pas, mais il était bien ancré.
Pourtant, elle aimait beaucoup Salomé, la petite fille de Christian et Joséphine. C’était une gamine brillante. A seulement dix ans, elle était capable de défendre ses opinions et d’ébranler les croyances de chacun. Salomé avait le don de s’insinuer dans l’esprit des gens et d’y planter de minuscules graines prometteuses, bien planquée derrière ses grands yeux sombres. Sa peau, brûlée par le Soleil de deux mois de vacances, l’était à peine moins. Ne côtoyant que la Salomé d’été depuis toujours, il était plutôt difficile pour Mariette de l’imaginer autrement que bronzée dans son petit maillot de bain jaune à froufrous, riant à gorge déployée de ses parfaites petites dents blanches dans les pitoyables vagues méditerranéennes. Salomé, c’était le Soleil miniature de la résidence.
En revanche, Mariette s’entendait moins bien, beaucoup moins bien, avec Cielle, la sœur aînée de Salomé. Elles avaient pourtant le même âge, les mêmes préoccupations adolescentes, mais quelque chose entre elles ne passait pas. Chaque fois qu’elles se croisaient, une tension grandissait autour d’elles et contaminait l’air, qui venait ensuite enrayer leur voix et alourdir leur souffle. Un poids considérable semblait s’installer sur leur nuque, tant et si bien que, le regard fuyant, elles se prenaient d’un subite intérêt pour les graviers qui jonchaient le sol.
Depuis qu’elles se connaissaient, Cielle et Mariette n’avaient jamais échangé plus de quelques syllabes, même lorsqu’elles n’étaient toutes deux pas plus hautes que trois pommes avec un tas de mots précipités au bord des lèvres. La dernière fois, perchée tout en haut de son mètre soixante déjà bien tassé, Cielle avait toisé Mariette de ce regard froid et sombre, nez et menton relevés. Un regard qui l’avait d’abord transpercée, puis glacée. Un regard lourd de reproches, lesté d’une haine à peine voilée.
Non, à bien y réfléchir, Mariette n’avait pas du tout envie de passer l’après-midi sur le bateau de Christian. Elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer un désastre, d’une façon ou d’un autre. Et puis, c’est tout nettement que l’angoisse monta en elle, le long de son œsophage pour former une petite boule qui ne cessait de grossir, accompagnée de la vision limpide d’un accident. Il y avait des cris, du sang, des morts. Elle se voyait couler au fond de la mer, entourée d’un banc de poissons curieux qui n’avaient probablement encore jamais vu un animal aussi peu taillé pour la vie aquatique. Et la crise se déclencha. Ça n’était jamais arrivé dans ces conditions, l’asthme ne l’avait encore jamais frappée par surprise.
– Jeanf’ ! Attrape l’inhalateur de la gosse, elle a une crise qui se pointe, et pas une petite !
Respirant comme le moteur d’un vieux tracteur, l’ouïe entravée par le manque d’oxygène, Mariette sentit les mains calleuses de son grand-père dans les siennes. Il y glissa l’inhalateur et referma ses petits doigts dessus. Je suis là, juste à côté si tu as besoin. Elle et son grand-père n’avaient jamais eu besoin de parler pour se comprendre.
Elle inspira au maximum par deux fois. C’était décidément magique ce truc. Mariette pensa au nombre de fois où elle aurait passé l’arme à gauche sans ce petit objet de rien du tout qu’elle égarait en permanence. Au beau milieu des bruits de chasse-d’eau qui émanaient de sa gorge, Lara fit une entrée théâtrale dans une valse de filets d’osier.
– Vous allez jamais le croire ! J’ai trouvé une portée de chatons dans la cour des Guirard !
Elle trouva sa petite sœur recroquevillée entre ses grands-parents, la poitrine dansante comme le haut-parleur d’une enceinte.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Elle a fait une crise, répondit Darenne sans décoller son regard de Mariette.
– Quoi ? Tu es allée courir un marathon et tu ne m’as rien dit ? siffla Lara dans un petit rire jaune.
– Non. C’est venu… comme ça, dit Jeanf’ d’une voix inquiète.
Effectivement, il y avait de quoi s’inquiéter. Mariette n’avait jamais déclenché de crise aussi sérieuse sans un effort considérable au préalable.
– C’est juste que… Christian est passé pour nous demander si une virée sur son bateau avec Salomé et Cielle nous intéressait. Et je veux pas y aller. J’ai peur.
Les grands-parents, dans un geste parfaitement synchrone lui adressèrent un regard étonné.
– Lara, je peux te parler deux minutes ?
Les joues empourprées, elle entraîna sa sœur le long du petit chemin sinueux qui reliait la maisonnette à la rue. En passant, elles délogèrent une nuée de moineaux qui picorait la mie de pain semée par leur grand-père après le repas et emportèrent quelques toiles d’araignées dans leurs cheveux.
– Mais qu’est-ce qui t’arrive, enfin ?
Lara faisait de grands gestes.
– Je le sens pas. J’ai peur. Je veux pas y aller, murmura Mariette.
– C’est ridicule, est-ce que tu te rends compte ? Chaque fois qu’on s’apprête à faire quelque chose de nouveau, tu te dégonfles. Tu te trouves des excuses. Résultat, tu ne fais jamais rien. Est-ce que tu te rends compte ?
La voix de Lara portait bien plus qu’elle n’en avait conscience. Mariette était maintenant persuadée que dans le silence du début d’après-midi, toute la résidence avait eu vent de sa petite leçon de morale. Génial.
– Cette fois c’est différent. Je ne sais pas. J’ai l’impression que quelque chose va se passer.
Sa voix s’enraya.
– Je vais te dire ce qu’il va se passer. On va aller faire du bateau avec les Cornelle, on va passer un très bon après-midi en bousculant nos habitudes, on va rire, on va chanter, on va se baigner en pleine mer, parce qu’une fois n’est pas coutume et surtout : ça ne te tuera pas !
Mariette baissa la tête, et se sentait bien bête tout à coup. Elle ne serait de toute façon pas seule, de quoi avait-elle donc si peur ? Au fond de son ventre, l’appréhension se tassa. Pas assez pour disparaître totalement, mais suffisamment pour ne plus brûler et tâcher de se faire oublier.
Christian était de ces personnes qui vouent un culte à leur voiture, lui donnent un prénom féminin et la traitent comme la femme qu’ils auraient aimé avoir : il lui achètent de jolis petits bijoux, certains parfois à la pointe de la technologie, ils lui susurrent des mots doux quand elle se met à avoir des soucis de santé, ils font tout pour qu’elle soit la plus belle du quartier et qu’elle rende le monde jaloux. Christian avait appelé sa voiture – une Renault Chamade de quelques années – Cassandra.
Cassandra n’avait plus rien d’un modèle ordinaire. Christian en avait fait une perle rare. Passionné de technologie, il lui avait installé lui-même un ordinateur de bord affublé d’une voix suave.
– Bienvenue Christian, dit Cassandra au moment où il ouvrit la portière conducteur.
Super, une voiture qui parle, ironisa Mariette pour elle-même. Encore un qui regarde vraiment trop la télévision.
– Vous avez vu ça les enfants, elle parle ! dit-il en bouclant sa ceinture. C’est moi qui ait choisi sa voix. Et je peux vous dire un truc : vous avez intérêt à attacher votre ceinture, parce qu’elle est autoritaire la petite, elle vous rappellera à l’ordre ! En même temps, qui d’autre qu’une femme pour vous rappeler à l’ordre, hein ?
Il rit à gorge déployée, et dans le silence gêné qui suivit, on entendit les clics des quatre autres ceintures de sécurité.
– La température extérieure est de trente-huit degrés, dit Cassandra.
– On sait ! s’exclamèrent en chœur les deux sœurs, Salomé et Cielle.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Mariette. Personne n’avait besoin d’une voiture trop bavarde faisant office de thermomètre. Cela la rassura un peu.
Le pavé du port irradiait de chaleur. Les pieds de Mariette, déjà peu à l’aise dans ses tongs de plastique, avaient visiblement doublé de volume. Tout comme ses mains. La chaleur excessive transformait depuis toujours ses extrémités en ballons de baudruche. Il lui tardait de s’immerger dans l’eau qui, selon le panneau informatif des sauveteurs affichait une température convenable, et dégonfler, enfin ; comme un soufflé à la sortie du four.
Mariette eut l’impression de piétiner des kilomètres sur des braises avant d’atteindre l’emplacement du fameux bateau des Cornelle.
Christina. Encore un nom de femme.
– Est-ce qu’il parle, lui aussi ? ironisa-t-elle.
Personne ne prit la peine de lui répondre, alors que Christian sauta à bord du bolide et lui tendait déjà la main.
– Installe-toi sur le pont, lui intima-t-il.
– Non, c’est ma place la pointe ! hurla Salomé derrière un léger voile de larmes à la seconde même où les fesses de Mariette touchèrent la coque du bateau.
– C’est toujours moi qui me mets là quand on sort en bateau avec papy.
Elle regardait Mariette d’un œil humide et suppliant, avec une pointe de colère. C’était la première fois que celle-ci décelait des notes de caprice dans la voix de Salomé. Aujourd’hui et plus que jamais, elle n’était qu’une enfant de dix ans.
– Excuse-moi, je ne savais pas.
Mariette avait les caprices en horreur. Elle n’avait aucun souvenir d’en avoir fait un jour, n’avait jamais eu le courage d’affirmer ses envies ni de se donner en spectacle pour elles. De toute façon, sa mère ne lui en avait jamais laissé l’occasion.
La boule au creux de son estomac se rappela à son bon souvenir.
– C’est pas grave. Pardon d’avoir crié. Tiens, mets-toi là, à côté de moi.
Salomé tapota la coque vide à sa droite.
Mariette, Lara et Cielle s’installèrent autour d’elle en silence, attendant patiemment que le malaise se dissipe au milieu des effluves alcoolisés que Christian continuait de remuer en mettant le contact.
Barbouillée de crème solaire comme à son habitude, Mariette luisait au Soleil sur la coque brûlante du bateau. Ils sortaient à peine du port à vitesse de croisière sous les regards envieux des promeneurs que déjà, l’eau désengorgeait ses jambes qui traînaient nonchalamment à la pointe. C’était agréable de ne plus avoir la sensation de fondre comme neige au soleil, tant et si bien qu’elle accueillait les rares éclaboussures avec un grand sourire. Un sourire qu’à peine quelques heures auparavant elle n’aurait jamais pensé arborer. L’air portait une douceur nouvelle, une nonchalance, un lâcher-prise qu’elle expérimentait pour la première fois. Elle oublia totalement la boule d’angoisse terrée au fond de ses entrailles, et chantonna dans sa tête le dernier tube de l’été en date. Un petit air de rap tranquille, qui parlait de plage et de chaleur, de danse et de sodas. Parfaitement adéquat.
Elle inspira de profondes bouffées d’air et expira de satisfaction. Cela ne lui ressemblait pas beaucoup. Le lâcher-prise, c’était donc ça.
On était bien là.
Tout le monde riait et profitait du moment. Même Cielle semblait avoir mis de côté sa rancœur habituelle et souriait à pleine dents aux remous du bateau.
On était bien.
Mains en l’air, cheveux au vent, et pieds dans l’eau. Des éclats de rire à la bouche et dans les oreilles. Le visage de Christian fendu jusqu’aux tempes. L’excitation exacerbée par les rayons bruts du soleil qui les poussaient à crier encore !
Plus vite, plus haut !
Et ils allèrent plus vite. Et ils allèrent plus haut, au gré des vagues dans les sillons d’autres bateaux. Le rire de Christian les contaminait une à une, elles oublièrent tout : le nouveau petit-ami d’une mère, une récente querelle de sœurs, la rentrée scolaire dans un établissement inconnu, le rejet de ce garçon, la maladie d’un grand-père. Tout s’évapora dans des éclats de rire parfumés à l’eau de vie. Tout se fit oublier, l’espace d’un instant. Les enfants de divorcés n’étaient plus des enfants de divorcés. La petite fille harcelée à l’école ne souffrait plus de ses blessures. La jeune femme perdue eût l’impression de retrouver son chemin. L’enfant devenue adulte trop tôt se débarrassa de ses réflexes de grande personne. Et le vieil homme, éternel insatisfait de sa vie et de ses choix se félicita d’avoir fait ceux qui l’avaient amené à ce moment. Où plus rien n’existait en dehors des rires d’enfants.
Darenne et Joséphine avaient fait la route jusqu’à la plage ensemble. Joséphine avait dû beaucoup insister pour conduire, connaissant les dangereuses habitudes au volant de son amie. Darenne avait appris la conduite sur le tard, en compagnie de Jeanf’ qui, aussi bon conducteur qu’il était ne possédait définitivement pas les qualités requises à l’enseignement.
À force de débat, elles avaient pris la route bien plus tard que d’habitude, et Joséphine capitula.
En plus du temps perdu dans les embouteillages, elles avaient dû tourner un long moment pour dégoter une place pas tout à fait légale. Darenne ne brillait pas non plus par ses talents en matière de parking. Tant bien que mal, elles avaient extirpé le matériel de plage du coffre et marché vers leur emplacement habituel, entre deux digues, excentré du sentier d’accès, tournant le dos à la maison de convalescence. Elles plantèrent le parasol puis sortirent les chaises pliantes ; à leur âge, plus question de s’étendre sur des paillasses à même le sable sous peine d’être incapable de se relever sans se bloquer quelque chose.
Elles discutaient des petites manies de leurs maris respectifs, de leurs idées de repas et d’apéritifs entre voisins, de la prochaine tenue que Joséphine allait bricoler pour que l’aînée de ses petites filles puisse défiler à la Saint-Louis. Une conversation largement menée par Joséphine, car Darenne avait appris à écouter d’une oreille tout en laissant son esprit vagabonder à ses propres pensées. Ou plutôt ses propres inquiétudes.
Darenne ne cessait jamais de s’inquiéter pour tout et tout le monde : ce que les gens pouvaient penser de ses actions passées, présentes et futures ; ce que les membres de sa famille pouvaient bien trafiquer lorsqu’ils quittaient son champ de vision ; ce que les autres seraient capables de tirer de son discours et interpréter de la moindre de ses paroles. Au fil des années, l’inquiétude était devenue son état par défaut. Une mauvaise habitude à la peau très dure qu’elle avait transmise à sa fille bien malgré elle, et dont Mariette avait fini par hériter comme une malédiction.
Ainsi, ce fut les oreilles emplies de la voix cristalline de Joséphine qu’elle esquissait une série de regards rapides vers l’horizon, cherchant des yeux le Christina sans être tout à fait certaine de pouvoir le reconnaître à si bonne distance. Elle ne voyait rien.
Ils s’étaient mis d’accord : Christian et les filles devaient les rejoindre à pied depuis le port de plaisance une fois la balade terminée. Ils avaient estimé une heure de rendez-vous, mais la marge d’erreur pouvait être assez conséquente compte tenu de la distance de plage à couvrir. Et elle savait pertinemment que Lara et Mariette détestaient marcher dans le sable. Elles traîneraient donc un peu en route en pestant qu’elles ont mal partout, ils accumuleraient un peu de retard, pas de quoi en faire un fromage.
Pas de quoi en faire un fromage.
Quelques secondes avant le choc, Mariette avait eu l’impression de voler. La pointe du bateau s’était élevée dans les airs en rebondissant dans le sillon d’un autre. Ses pieds dans le vide suivis par un filet d’eau, ses mains fermement agrippées à la rambarde et ses bras tendus, tout son corps avait basculé vers l’arrière comme à la poussée maximale d’une balançoire où, l’espace d’une micro-seconde, on pouvait douter de refouler un jour le sol. Puis, alors que sa tête suivait le mouvement et basculait elle aussi, elle aperçut le visage crispé de Christian, et se rendit compte qu’il était plus facile à déchiffrer vu à l’envers.
Christian, terrorisé, pinça ses lèvres si fort que son menton prit une teinte jaunâtre. Le bateau retomba lourdement, et quelques grands gestes plus tard, il coupa le moteur et tourna le gouvernail. La coque glissait sur l’eau sans un bruit, les rires avaient cessé, et l’engin, qui perdait déjà de sa vitesse entama un virage de bord peu clément.
Le choc avec le bateau que Christian avait tenté d’éviter fut peu spectaculaire. Quelques remous accompagnés de cris de surprise firent basculer Mariette qui lâcha la rambarde à la toute dernière seconde. Elle tomba à l’eau et venait de se tordre le poignet, mais gloussa dans une nuée de bulles tant sa chute avait dû paraître ridicule. Un mouvement de jambes plus tard et le haut de son crâne vint s’aplatir contre la coque du bateau.
Grâce à Darenne, elle avait vu beaucoup de très mauvais téléfilms, et, forte de ce savoir fictif en matière d’accidents de toute sorte, elle décida, par pur excès de zèle de regagner les fonds marins puis refaire surface plus loin, bien à l’abri du sillon de l’hélice.
Un accident est si vite arrivé.
En refaisant surface, Mariette avait perdu tous ses repères.
Les yeux embués par l’eau salée, et les remous qui l’empêchaient de se stabiliser, elle tentait de localiser le bateau qu’elle venait à peine de fuir, pensant s’éloigner seulement d’une ou deux coudées. Le courant l’avait portée bien plus loin qu’elle ne l’avait imaginé.
Elle aperçut Christian qui lui faisait de grands signes auxquels elle répondit. Elle entendit la voix de Lara, puis de Cielle, et enfin celle de Christian.
– Où est-elle ?
Le prénom de Salomé ricochait sur chaque obstacle qu’il rencontrait, formant un écho ininterrompu, comme lors des battues organisées dans les bois quand quelqu’un a la mauvaise idée de se volatiliser.
Et puis, Mariette aperçu la culotte jaune fleurie de son maillot dans lequel son petit corps flottait.
Mariette attira Salomé à elle, lui parla, lui dit que tout ira bien, qu’elle était là maintenant, et l’entraîna jusqu’au bateau où Christian l’accueillit bras tendus.
Elle hissa le petit corps le long de l’échelle, poussant des deux mains son derrière en espérant que Salomé ne lui en tiendrait pas rigueur.
C’est là qu’elle vit le sang et entendit les cris des plaisanciers qui assistaient à la scène, plus curieux qu’impuissants. Elle comprit que ce qu’elle avait d’abord pris pour des déchets de pleine mer étaient en réalité de petits bouts de Salomé, certains restés collés un peu partout sur elle. Elle comprit que la boule d’angoisse en elle était toujours là, bien décidée à sortir d’une façon ou d’une autre. Elle comprit qu’il ne servait à rien de lutter contre les spasmes et vomit dans l’eau, juste à côté. Elle réalisa qu’aucun de ses membres ne lui obéissait plus et appela à l’aide.
Ce fut Lara qui la hissa, à son tour, le long de l’échelle.
– Ne regarde pas, lui hurla-t-elle.
– Je t’interdis de regarder !
Christian avait allongé Salomé sur le pont et appuyait de tout son poids sur sa poitrine.
– Elle respire ? demanda quelqu’un.
Les yeux de Salomé s’ouvrirent et se posèrent autour d’elle sans jamais accrocher aucun regard. Elle semblait se débattre dans ce corps abîmé, contre la douleur, mais aussi contre quelque chose d’invisible, quelque chose qui venait de jeter un voile noir sur le Christina, quelque chose qui effraya Salomé au point d’écarquiller ses yeux et lui faire prendre une immense inspiration. Un sursaut de stupeur. Sa poitrine se gonfla, son dos se cambra, et, dans un instant qui sembla s’étirer sur des années, plus rien ne bougea. Mariette entendait son sang battre ses tempes et retint son souffle. Des particules en suspension, partout.
Lorsque la cambrure disparut, Salomé expira, longuement. Très longuement. Un soupir de soulagement qui dessina le début d’un sourire sur son visage. Un sourire que Mariette avait observé apparaître et qu’elle ne pourrait jamais oublier. Un sourire duquel, plus tard, les pompes funèbres se gardèrent bien de tirer un quelconque mérite.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? avait demandé Mariette à l’embaumeuse.
– Ça veut dire qu’elle est morte comme ça.
– Mais… c’est impossible.
L’employée entra dans une explication très détaillée des différentes étapes de l’embaumement, en espérant que dans ce lot d’informations nouvelles, Mariette pourrait trouver des réponses à ses questions.
– On ne peut pas mourir en souriant. C’est impossible.
– Pas si l’on accueille la mort comme une vieille amie qu’on n’a pas vue depuis longtemps.
– Elle était belle dans ses jolis vêtements, avait dit Darenne à Mariette sans trop réfléchir.
– Elle avait l’air endormie.
Non, elle n’avait pas l’air endormie, elle avait l’air morte, s’empêcha-t-elle de répondre.
Darenne avait remarqué, dans le coin de son œil, deux hommes qui marchaient d’un pas sûr et étaient bien trop habillés pour n’être que de simples touristes venus là pour piquer une tête. Ils cherchaient quelqu’un, baladant leur regard de droite à gauche sans jamais ralentir la cadence, tout comme elle épiait l’horizon à la recherche du bateau qui transportait ses petites filles. Tout comme elle et Joséphine étaient restées attentives à l’arrivée imminente de Christian et des gosses. Ils cherchaient quelqu’un. Et au fond d’elle, elle savait qui. L’inquiétude ne partait jamais bien loin.
Elle se leva et leur fit signe.
– Vous êtes mesdames Beril et Cornelle ?
Les deux femmes, pétrifiées, hochèrent la tête.
– Voulez-vous bien nous suivre, il y a eu un accident.
Le talkie-walkie de l’un deux grésilla. Les deux femmes n’entendirent rien de l’échange en dehors du mot décès.
La Gare de Lyon était pleine à craquer. Tous les panneaux d’informations affichaient le même message : départ différé. Deux heures déjà qu’elles attendaient des nouvelles et des explications. Les rumeurs allaient bon train. Un mort sur les rails, un incendie, un suicide, un détournement.
Mariette, le dos calé sur sa valise, osait à peine lever le nez de son livre auquel elle ne comprenait plus rien au beau milieu des annonces SNCF à répétition. À la place, elle attrapa son téléphone et composa le numéro de Darenne.
– Toujours pas de nouvelles, on n’est même pas sures de partir aujourd’hui. Ne vous embêtez pas à venir nous chercher en gare de Montpellier, on se débrouillera, lui dit-elle d’une voix monotone, une main sur la tempe.
Darenne et Jeanf’ avaient pris l’habitude de décrasser le vieux Scénic sur les trente kilomètres qui séparaient Aigues-Mortes de Montpellier, d’embarquer les gosses et de terminer le décrassage en règle sur le chemin du retour. C’était l’occasion de leur raconter le trajet en train, de décrire les énergumènes qu’elles avaient pu croiser en chemin ou leur voisins de cabine qu’elles n’avaient pas choisis.
Une nouvelle annonce, une vraie, articulée par une humaine de sa propre voix– bien loin de ces vilains messages pré-enregistrés– et robotiques força Mariette à raccrocher.
Son téléphone dans la main, elle écouta la voix expliquer à la marée humaine sous ses yeux qu’une vache s’était trouvée sur les rails on ne sait trop comment quelque part entre Lyon et Valence. Le freinage d’urgence du train avait arraché plus de 500 mètres de voie ferrée et fait sauter plusieurs aiguillages. La vache avait été tuée sur le coup.
Cette dernière partie avait provoqué l’hilarité générale de la marée humaine. Un rire froid et cruel, teinté d’impatience et de frustration. C’est vrai quoi, bien sûr qu’elle était morte, elle n’avait de toute façon rien à faire là, l’incident allait coûter cher au propriétaire si jamais il était un jour retrouvé.
Mariette pleura discrètement la mort de la vache égarée, probablement terrifiée en voyant la mort arriver sur elle à toute vitesse. Le nez derrière son livre ouvert au hasard, personne ne vit ses larmes couler.
Une vieille amie, mon cul.
Elle regarda l’heure sur l’écran d’accueil de son téléphone puis quelque chose la foudroya.
– Lara. Tu vas pas le croire. Devine quel jour on est.
Le cinq Août, au dixième anniversaire de la mort de Salomé, une vache est morte pulvérisée sur les rails de la ligne TGV Paris-Montpellier. La Mort était revenue se rappeler à leur existence, montrer son omniprésence autour d’elles, marquer ce jour qui, dix ans auparavant avait fait bifurquer le flot tranquille de leur vie. L’épicentre de la déflagration.
La Mort et elles se connaissaient, maintenant.
(crédit photo : Mahdis Mousavi via Unsplash)